lundi 13 décembre 2010

En marge de la crise électorale actuelle : Haïti au fond du tonneau. Par Leslie Pean.

En marge de la crise électorale actuelle : Haïti au fond du tonneau

par Leslie Péan (12 décembre 2010)

La crise multidimensionnelle qui terrasse Haïti est le résultat d'une politique d'accumulation des classes possédantes qui vise systématiquement à concentrer la richesse nationale dans les mains d'une infime minorité. Cette politique dangereuse et suicidaire refuse tout compromis, d`ailleurs difficilement concevable et pratiquement irréalisable,  dans un espace public où 66% des richesses nationales sont captées par 4% de la population, tandis que 16% de celle-ci en détiennent 14 %, alors que 70 %  possèdent à peine 20 % et que les 10 % restants sont démunis de tout[1]. Cette petite élite qu'un diplomate américain a qualifiée de « moralement répugnante [2]» devient de plus en plus riche tandis que la majorité s'enfonce davantage dans la misère.  Aucun couvercle ne peut contenir trop longtemps l'explosion des ressentiments qui bouillent dans une telle marmite.

Les effets cumulatifs du  tremblement de terre du 12 janvier 2010, de l'ouragan Tomas et de l'épidémie de choléra ont porté la misère à des niveaux intolérables.  Depuis une décennie, 76% de la population ne disposent pas de deux dollars américains par jour pour sa subsistance et 50% ne disposent pas d'un dollar par jour[3]. Une situation qui a empiré avec la hausse inexorable des prix des biens de consommation courante et les derniers désastres naturels et politiques. En effet, on assiste à l'augmentation des sujets dépendant du seigneur Préval tandis qu'il y a une diminution des citoyens qui ont des droits et qui peuvent les exercer. Le refus du parti INITÉ de laisser voter les électeurs au scrutin du 28 novembre 2010 atteste de  cette malheureuse perspective. Le mal s'est mué en pis et cette goutte d'eau a fait déverser le vase.

 

Les masques tombent

Haïti est à un moment tout à fait critique de son histoire. L'alliance des forces de la mafia, dans ses composantes nationale et internationale qui la maintient dans un état catastrophique, est révélée au grand jour à travers le comportement des troupes armées des Nations Unies connues sous le nom de MINUSTAH. Le télégramme diplomatique confidentiel du Quai d'Orsay en date du 13 novembre 2010 représente du WikiLeaks en grandeur nature et presque en direct, car les révélations de WikiLeaks ne portent pas sur des évènements qui se déroulent actuellement ou qui sont décalés d'un mois.  En ce qui nous concerne, tous les éléments sont visibles pour nous révéler les joueurs, les figurants et les évènements.

Le professeur Renaud Piarroux, épidémiologue français spécialiste du choléra,  a certifié que l'épidémie du choléra est le résultat de la contamination du fleuve Artibonite par les troupes népalaises basées à Mirebalais. Un télégramme diplomatique confidentiel du Quai d'Orsay en date du 13 novembre 2010  en fait état, un mois après l'apparition des premiers cas de choléra dans l'Artibonite[4]. Contrairement aux déclarations à l'emporte-pièce des fonctionnaires des Nations Unies qui veulent protéger leur institution au détriment des responsables de cette « catastrophe biologique », le professeur Renaud Piarroux  a demandé l'ouverture d'« une enquête judiciaire sur les origines et le développement de l'épidémie car même si l'enquête épidémiologique ne laisse pas de doute sur ce qui s'est passé, elle n'est pas formatée pour établir les responsabilités des uns et des autres[5]. » Cette demande de connaissance des sources de l'épidémie de choléra est d'autant plus importante que d'autres chercheurs américains et haïtiens de Harvard University ont abouti à la conclusion que la souche de la bactérie vient de l'Asie du Sud Est[6]. 

 

Les charognards se jettent sur Haïti

 

Les structures de base de l'économie  ont montré leur capacité de cooptation des acteurs politiques. Avec la commande publique, les classes possédantes distribuées autour du pouvoir d'État contrôlent un marché annuel de 500 millions de dollars américains, soit la moitié du budget national. Autour de cette commande publique, "la bureaucratie gouvernementale souffre d'une corruption endémique historique[7]." Cette corruption endémique lui permet "de s'enrichir tout en omettant de délivrer des prestations de base à la population haïtienne[8]." Le contrôle de l'État se fait par la coalition de classe au pouvoir, qu'elle soit dirigée par des propriétaires terriens ou des commerçants, des noiristes ou des mulatristes, des nordistes ou des sudistes, des hommes ou des femmes.  Un tel système de coalition des intérêts privés et publics bloque toute décentralisation et concentre tous les pouvoirs dans les mains du président de la république.

Le tremblement de terre du 12 janvier 2010 est venu offrir de nouvelles occasions d'accumulations aux vautours internationaux qui sont en train de dépecer Haïti. Ces derniers se sont jetés sur Haïti comme des charognards. Le président Préval les a aidés activement en inventant des recettes inédites de corruption dont la plus importante est de ne pas respecter les lois du pays pour décider des affaires haïtiennes. C'est le cas avec la Commission Intérimaire pour la Reconstruction d'Haïti (CIRH) qui a été créée en violation des lois de la république. Il n'y avait pas de parlement puisque ce dernier était caduc depuis  le 11 janvier 2010. Le président Préval au mépris des Haïtiens s'est cru dans sa basse-cour  et a décidé de ré-instituer la Chambre des Députés pour la faire voter  la loi d'urgence du 15 avril 2010, une loi inconstitutionnelle, suivie de l'Arrêté du 20 avril 2010 maintenant l'état d'urgence sur toute l'étendue du territoire national pour une période de dix-huit (18) mois. Enfin, le président Préval a publié l'arrêté du 21 avril 2010 créant la CIRH.

Un tel système de coalition d'intérêts privés et publics s'est renforcé avec l'idéologie haïtienne issue de la déviation des idéaux de 1946 consacrant l'émergence du relativisme culturel du tout voum se do (tout se vaut) qui a installé la société dans un vide de valeurs ouvrant la porte à la médiocrité. Le relativisme épistémologique triomphe en prétendant qu'il n'y a pas de vérités objectives et que tout est relatif. La crise du système économique se nourrit de la déperdition des valeurs. Le « tout se vaut » implique l'absence de vérités et de repères. Le nivellement par le bas s'organise avec des aberrants amalgames. Depuis que François Duvalier a donné les honneurs les plus importants au tonton macoute Ti Bobo en lui faisant des funérailles nationales et en lui décernant, dans un geste ignominieux, la croix de Jean-Jacques Dessalines,  il n'y a plus de valeurs.  Un vaut rien devient la référence, dans l'esprit du temps. Et depuis lors on assiste aux ravages de l'absolutisation du relatif et de la lutte contre l'excellence.

 

Les bêtises à répétition du président Préval

 

L'augmentation de la misère a accéléré le développement des comportements bêtes au sein du personnel politique. La précarité a mis de l'huile sur le feu et a permis à nombre de personnalités politiques d'abandonner leur formation politique pour rejoindre INITÉ, le parti politique créé par le président de la république pour se perpétuer au pouvoir. Essentiellement, le président Préval s'appuie sur la bêtise humaine pour assurer la réussite de son projet en plongeant toute la classe politique dans son bain dissolvant. Croyant que ceux qui pensent n'auront jamais l'audace pour le prendre au collet,  il multiplie les forfaitures avec le montage monstrueux de son Conseil Électoral Provisoire (CEP) aux ordres. Les bureaux électoraux du CEP n'ont pas fait des erreurs en laissant se propager des irrégularités. Les électeurs ont eu tous les tracas du monde pour trouver leurs noms sur les listes affichées aux portes de ces bureaux.  Quand ces noms étaient affichés, on ne pouvait pas les trouver  sur les listes  existant à l'intérieur des bureaux. Le CEP s'est révélé une organisation de malveillance, une association de malfaiteurs.

Le président Préval fait des bêtises à répétition en se laissant diriger par ses illusions. Il affiche ses limites au grand jour en surévaluant son produit Jude et en misant sur l'obscurantisme au lieu de l'intelligence. Il n'a pas compris que ses pratiques de confusion ont détruit le minimum de confiance que ses tuteurs avaient placé en lui.

 

Le basket case favori des donateurs

 

Les tenants et les aboutissants de la crise politique remontant en fait au post duvaliérisme contribueront à renforcer l'industrie de l'aide et des Organisations Non Gouvernementales (ONG). Industrie auto-entretenue dont les organisations au début ne dépassaient pas une centaine en 1981 et qui aujourd'hui en 2010 ont transformé Haïti en « la république des ONGs [9]». Le nombre d'ONGs varie entre dix mille et vingt mille à travers le pays[10]. Le dispositif mis en place a fonctionné à merveille au point où l'État marron haïtien ignore combien d'ONGs existent en Haïti. En vingt ans, Haïti est devenue selon le président Bill Clinton[11] le pays qui a le plus d'ONGs per capita  sur la planète. Pour contourner la corruption des gouvernements haïtiens, les donateurs de la communauté internationale (Etats-Unis, Allemagne, France, Canada, Grande-Bretagne) ont donc décidé depuis 1981 de faire passer leur aide par les ONGs.  Haïti est devenue le basket case favori des donateurs avec des ONGs gangrenées aussi par la corruption[12].  Le fabuleux témoignage de Timothy Schwartz dans son ouvrage Travesty expose éloquemment du rôle mystificateur des ONG servant de chevaux de Troie dans la destruction de l'agriculture haïtienne au bénéfice des exportateurs américains.  On comprend le complot des douze maisons d'édition qui, pendant quatre ans, n'ont pas voulu publier son ouvrage,  résultat de plus de dix ans de travail de terrain en Haïti.

Face à une situation aussi aberrante, le pouvoir politique devrait être répulsif et ne pas intéresser grand monde. Pourtant, paradoxe des temps,  le pouvoir politique continue d'être une proie intéressante pour la classe politique. Impuissant pour assurer sa propre sécurité, le pouvoir politique dépend des forces armées des Nations Unies pour compenser son incapacité à se faire obéir de la population. En réalité, le pouvoir relève plutôt de l'apparence et de l'illusion dans une ambiance théâtrale renvoyant à de l'imaginaire. La théâtralité du pouvoir des compères et complices fait du président un veau d'or qu'on doit idolâtrer dans un processus laïc de divinisation.

 

Un mort qui a oublié de se coucher

 

Le diagnostic erroné de la communauté internationale s'est affiché.  Le moment est venu pour cette dernière de mesurer l'étendue de son erreur de croire que la stratégie Préval pour s'assurer de gros contrats dans la reconstruction est gagnante. Cette stratégie est perdante. Comme le disent les Brésiliens, Préval est un mort qui a oublié de se coucher (um morto que esqueceu de deitar).

On ne saurait rendre intelligible la situation d'impasse actuelle sans un retour en arrière. Le peuple de zombies (le peuple d'ombres) est sorti en plein jour et le monde a été obligé de prendre conscience de son existence.  La peur a été saisie au collet. On peut certes regretter qu'elle n'ait pas été impeccable et tranquille, mais la démonstration de force a été brillante. Elle était prévisible et inscrite dans la logique de la mascarade électorale orchestrée par le parti INITÉ à travers le CEP.  Que les masses populaires continuent sur cette voie de la révolte, augmentant leur force, améliorant leur stratégie, pour renverser la Bastille des tyrans qui veulent garder un pouvoir qui gangrène toute possibilité de développement.  On ne peut que leur dire COMPLIMENTS car sans leur intervention Jude Célestin serait déjà président au premier tour. Dans une situation de concurrence déloyale, kote madi gra melanje a bon mas, l'avantage énorme restera aux personnalités qui sauront lire une carte politique. D'où la nécessité de l'organisation et du front uni afin que ces personnalités puissent gravir les pentes et se donner les moyens de leur réussite. À l'heure du contre-la-montre, les potions magiques des sorciers ne sont d'aucune utilité.



[1] Health situation in Haiti before the 2010 earthquake, PAHO, January 19, 2010. Voir aussi Haïti – Santé à l'Amérique 2007, Vol. II, PAHO, 2007.  Voir enfin World Bank, Haiti Options and Opportunities for Inclusive Growth, June 1, 2006.

[2] Donald E. Schulz, « Political culture, Political Change and the Etiology of Violence », in Robert I. Rotberg, Haiti Renewed – Political and Economic Prospects, Brooking Institution Press and World Peace Foundation, 1997, p. 101.

[3] Haiti Post-Disaster Needs Assessment (PDNA), March 2010, p. 19.

[4] "Choléra en Haïti: le professeur Piarroux réduit au silence par Paris", Le Monde, 10 décembre 2010.

[5] "Le rapport explosif du professeur Piarroux sur le cholera en Haïti", Le Monde, 10 décembre 2010.

[6] Matthew K. Waldor, M.D., Ph.D., Peter J. Hotez, M.D., Ph.D., and John D. Clemens, M.D., "A National Cholera Vaccine Stockpile — A New Humanitarian and Diplomatic Resource", New England Journal of Medicine, December 9, 2010.

[7] J. F. Hornbeck, The Haitian Economy and the Hope Act, Congressional Research Service, Washington D.C., January 16, 2009, p. 2.

[8] Ibid.

[9] Terry F. Buss, Haiti in the Balance, Why foreign aid has failed and what we can do about it, Brookings Institution Press, Washington, D.C., 2008, p. 119.

[10] Timothy Schwartz, Part II: Save NGO Sec. from Itself (and Haiti from the NGOs), March 10, 2010. Voir aussi Alice Norton, "NGO sector Study" in Haiti – The Challenge of Poverty Reduction, World Bank, Volume II, Washington, D.C., 1998.

[11] Ce sont les déclarations du président Bill Clinton au Haitian Diaspora Unity Congress en Floride en Août 2009.

[12] Timothy Schwartz, Travesty in Haiti: a True Account of Christian Missions, Orphanages, Fraud, Food Aid and Drug Trafficking, Booksurge, Charleston S.C., 2008. Voir aussi Fred Doura, Économie d'Haïti: dépendance, crise et développement, Vol. 3, Montréal, Les éditions DAMI, 2001, p. 226.




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