samedi 26 avril 2008

Le courage du quotidien (Pour une citoyenneté responsable).

Par Raoul Peck

''Mwen te wè sa pou li !''

Il est de notoriété publique que j'ai appelé à ne pas voter pour le candidat René Préval. J'ai été l'un de ses plus intransigeants critiques et continue d'appliquer la même vigilance à son présent exercice.


Si je m'exprime aujourd'hui sur la conjoncture actuelle du pays, c'est parce que nous nous trouvons à une période sensible ou il s'agit de faire le bilan de ce qui a été accompli et consolider les acquis pour éviter le retour de l'inacceptable.


« Le fait de partager les ministères, les postes et les avantages qui en découlent aura-t-il suffi à faire taire tout ce monde ?»
D'abord, force est de constater la disparition ou la démission quasi totale de l'ensemble des partis politiques en tant que tels. Eux, qui ont si longtemps dominé l'actualité et le terrain politique, de manière abusive a-t-on envie d'écrire, vu que les élections ont clairement démontré une implantation faible sans commune mesure avec leur tapage préélectoral. Certains ténors, autrefois si vindicatifs dans leurs prises de position, restent muets sur les grands dossiers du moment.


Pire, ils ont réussi à nous faire oublier qu'ils sont aujourd'hui au pouvoir : l'Alyans, l'OPL, la Fusion, Lavalas et l'Union. Donc responsables à part entière de la politique de ce « gouvernement d'ouverture». Le fait de partager les ministères, les postes et les avantages qui en découlent aura-t-il suffi à faire taire tout ce monde ?


La vie politique ne tolère pas le vide. En agissant de la sorte ces politiciens laissent le champ libre à de nouvelles ambitions qui ne s'accommoderont d'aucun scrupule pour imposer un retour à des pratiques du passé.


De même, face au quotidien du pays, la plupart des organisations de la société civile qui ont contribué sans aucun doute à changer le visage de ce pays, semblent avoir pris une distance précautionneuse ou stratégique au mieux. Le retour de la nation aux normes constitutionnelles, avec l'entrée en jeu du Parlement, du Sénat, des mairies et Casecs, est une bonne chose. Mais l'apparente quiétude, qui semble en être la conséquence, est préoccupante.


Face à un gouvernement effacé dans son ensemble, un Premier ministre productif en discours, moins en accomplissement, un gouvernement manquant d'efficacité sur le terrain, dont on peine à déceler ni vision d'ensemble, ni projet de société cohérent, autre que sa propre durée et la satisfaction des bases respectives de certains de ses membres, c'est comme si on assistait à une pacification forcée du terrain, faute de combattants. Les quelques performances, réelles sur certains dossiers économiques, sur les relations bilatérales (domaine privilégié du président) et sur la sécurité, sont paradoxalement le résultat de consensus, de pressions et d'engagement militants de différents acteurs de la société.


Ce silence donc est préoccupant, alors qu'au même moment, certains préparent, activement et de manière assez agressive (et pas toujours licite), les Élections à venir. Même le feu secteur Lavalas, rescapé de ses cendres, reste persuadé d'un retour en force pour l'après-Préval et se prépare activement pour le prochain renouvellement de la Chambre en attendant les présidentielles.


D'autre part, rester muet également devant les acquis de ce pays (y compris ceux de la période de transition !) revêt de la démission civique la plus totale.


D'abord, il faut rompre avec cette propension des uns et des autres à toujours se plaindre et de ne jamais reconnaître les progrès lorsqu'il y en a. On ne sort décidément pas de cette tendance à tout casser lorsqu'il est déjà trop tard, au lieu de construire par étape et assurer les acquis au fur et à mesure.
Trop souvent, un ministre, un directeur général, un chef de bureau, alors qu'il défend un projet utile, important, urgent pour le pays, se retrouve seul devant les feux de la rampe, sans aucun soutien, même de la part des secteurs concernés. Les badauds sur la berge regardent l'imbécile se noyer.


« AUCUN secteur ne peut donner de leçon à qui que ce soit ! »

Quelque part existe l'illusion que, comme par magie, les hommes et les femmes qui sont actuellement sur le terrain vont disparaître et laisser place à d'autres, nouveaux, purs, sans taches, plus performants, bref des sauveurs. Fatal aveuglement, hélas. Il faut faire avec eux. Je l'ai déjà écrit ailleurs : AUCUN secteur ne peut donner de leçon à qui que ce soit. Ni le secteur privé, ni les politiques, ni les parlementaires, ni la société civile, ni les journalistes, qu'on a appelés à une Époque le 5e pouvoir. Chacun a son propre nettoyage à faire. La société, ni l'État ne changent ainsi par miracle.


Les grands chamboulements (révolutions, déchoukages, évictions) demandent toujours une phase de reconstruction, de renouvellement. Cela a toujours constitué notre grande faiblesse. Il nous faut FORCER ceux qui sont au pouvoir à FAIRE leur travail. Il faut dénoncer les juges qui libèrent des criminels qui les payent (riches ou pauvres), les policiers qui ferment les yeux (gradé ou simple policier), les ministres qui renoncent, faute de courage politique, les directeurs généraux qui gèrent sans vision, les fonctionnaires qui rançonnent le citoyen, l'homme d'affaire qui magouille avec les sénateurs ou députés. Chacun à son humble niveau est concerné.


Mais il faut aussi appuyer publiquement ceux qui résistent, dénoncent, se battent, souvent seuls, face à des pouvoirs plus puissants qu'eux. Les choses ne changent pas (tout le temps) par de grands bonds en avant, mais aussi par les petits pas au quotidien. Et dans cette marche quotidienne difficile le citoyen a un rôle essentiel. Pourquoi attendre l'explosion ?


Sur le dossier de la sécurité par exemple. De nombreux secteurs, tant dans la société civile que du côté des « amis » d'Haïti et de la Minustah, se sont mobilisés pour améliorer la situation, en particulier l'enfer de Cité Soleil, de Martissant et le drame des enlèvements quotidiens.


Il a fallu déployer beaucoup d'efforts pour vaincre la résistance initiale du président et mettre l'International devant ses responsabilités. Ces efforts ont été payants et il faut mettre au crédit du chef de l'état qu'il a contribué à faire bouger les choses.


L'institution policière également, il faut le reconnaître, a fait des pas en avant, malgré ses difficultés de départ et celles qui continuent de la menacer. « Les associations de journalistes, pourtant virulentes sur d'autres dossiers, se taisent»
De même sur les dossiers de corruption, des progrès ont été faits, (déjà sur le précédent gouvernement de transition): La commission Paul Denis, l'Ucref, le jugement sur les coopératives et finalement aujourd'hui, l'épais nuage de fumée que constitue le dossier Socabank.


Il est pour sûr dangereux pour certains de prendre publiquement position sur ce dossier brûlant. Mais il est encore plus suicidaire pour tous de continuer à nous taire face à ce qu'il faut bien décrire comme les tentacules envahissants d'un affairiste mafieux et puissant (il en a les méthodes, la logique et le pouvoir). Après la courageuse résistance montrée par l'équipe de la BRH, seul le président et quelques autres rares citoyens et élus ont publiquement tenu bon face à la bête. Le reste se tait : les politiques, la société civile, les associations du secteur des affaires.


Pire, des élus sont accusés par leur propre collègue, d'avoir reçu de l'argent, aucune enquête n'est diligentée au risque de confirmer cette accusation grave à leur encontre.


Des journalistes critiques ont eu à subir des pressions, des membres de la presse ont reçu des gratifications. Les associations de journalistes, pourtant virulentes sur d'autres dossiers, se taisent.


Troisième exemple, un directeur de la Téléco est confronté quasi seul aux syndicats qui eux défendent les intérêts légitimes de leurs membres, alors que ce conflit touche précisément l'ensemble de la société. Il va certes falloir trouver une solution à ce différend, mais il faudra poser les problèmes de fond sans occulter les responsabilités politiques et criminelles. Ce ne sont sûrement pas les quelques milliers d'employés aujourd'hui menacés de licenciement qui ont le plus profité des largesses de la Téléco. Il faut négocier certes, mais il faut aussi poser le problème du pillage de cette compagnie par une minorité, dont l'ancien Président de la République en personne (voir procès actuel aux USA). Il faut demander des comptes à ceux qui ont construit des stations de radio et de télévision avec les revenus de la Téléco, ceux qui ont utilisé les caisses de cette compagnie comme leur caisse politique personnelle. Cela aussi fait partie du problème si c'en n'est pas la partie essentielle.


Laisser le directeur général de la Téléco affronter seul ce conflit difficile, est irresponsable.

« La démocratie n'est ni une recette, ni un mot magique»
Le président de la République a confirmé son engagement dans la lutte contre la corruption. Mais dans cette lutte, le citoyen de base doit jouer son rôle, comme les partis politiques doivent faire entendre leur voix, et la société civile, qui peut en être le garant moral.

On peut ne pas être d'accord avec la politique générale et les décisions d'un gouvernement, d'un Premier ministre, d'un Parlement, comme je le suis, mais cela ne nous dispense pas de rester citoyen lucide et actif. Il faut sortir de cette fâcheuse habitude de laisser à d'autres, plus braves (ou plus inconscients ?), de se mettre en avant et les regarder périr un à un, en se disant « Mwen te wè sa pou-li »

La démocratie n'est ni une recette, ni un mot magique. Il faut la construire, la façonner, la défendre. Comment ignorer ce qui a été accompli depuis 1986 ? Comment oublier ceux qui sont morts : amis et adversaires pour que ce pays survive ? Les apprentis sorciers, qui continuent à prendre leurs ambitions politiques pour l'avenir du pays, devront toujours se rappeler que certains acquis sont irréversibles.


« Mais le vrai travail de construction reste à faire. »
Etre citoyen signifie également s'exprimer, prendre position, soutenir tout ce qui fait que la société fonctionne et surtout FAIRE. Il ne faut pas attendre le désastre et l'échec pour descendre dans la rue, et tenter, trop tard, de sauver le navire qui coule. Mais à ce stade malheureusement, il ne reste déjà plus que violence et destruction. De part et d'autre.


Etre citoyen, demande le courage du quotidien.

Port-au-Prince, 27 Juin 07

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