Débat
Par Leslie Péan
Soumis à AlterPresse le 16 juillet 2010
La communauté internationale se pose des questions et se retourne contre le gouvernement haitien qui ne lui inspire plus aucune confiance. Moins de 10% des 10 milliards promis par les donateurs ont été versés six mois après le séisme. Tombé dans son propre piège, le président Préval croit que le président Bill Clinton peut garantir sa survie politique en lui donnant son soutien. C'est ce qui explique son refus de prendre en compte les recommandations du Sénateur républicain Richard Lugar [1], ancien président et actuellement membre de la Commission des Affaires Étrangères du Sénat américain, demandant le changement du CEP croupion, la mise à jour des listes électorales, l'émission de nouvelles cartes d'identité nationales à tous ceux et celles qui ont perdu leur pièce d'identité lors du tremblement de terre du 12 janvier 2010, et la réintégration des factions rivales de Lavalas dans la course électorale.
Le président Préval pense pouvoir rester assis sur une branche qu'il est en train de scier. Il ne comprend pas que les choses ont changé et que, pour la première fois dans les annales historiques, un président américain, le président Bill Clinton, a reconnu publiquement avoir causé des torts au peuple haïtien en critiquant la politique menée par son gouvernement contre les intérêts de ce dernier. En effet le 10 mars 2010, le président Bill Clinton a fait son mea culpa devant la Commission des Affaires Étrangères du Sénat américain, en déclarant :
« Cela a probablement été bien pour mes fermiers de l'Arkansas, a-t-il dit, mais cela n'a pas marché. J'ai dû vivre en ayant chaque jour sur la conscience les conséquences de l'incapacité des fermiers haïtiens à produire une récolte de riz en Haïti pour nourrir leur famille à cause de la politique que j'ai menée. Personne d'autre n'est responsable [2]. »
Le président Bill Clinton a reconnu avoir détruit l'autosuffisance rizicole mais aussi agricole d'Haïti en obligeant le gouvernement haïtien à mener une politique de libéralisation agricole, condition sine qua non pour avoir accès aux prêts du Fonds Monétaire International et de la Banque mondiale. Entre 1970 et 1998, les tarifs douaniers ont baissé systématiquement pour le riz de 50 % à 3 %, pour le haricot de 50 % à 0 % et pour le maïs de 50 % à 15 %. Même les producteurs de banane plantain de l'Arcahaie sont en difficulté devant l'importation des bananes plantain en provenance de la République Dominicaine qui a augmenté en volume de plus de 30% en moyenne par an entre et 1999 et 2004. [3] Les résultats ont été catastrophiques. Les importations haïtiennes de riz qui étaient de 5 000 tonnes en 1984 sont passées à 140 000 tonnes en 1994 et à 276 000 tonnes en 2009, soit 55 fois plus qu'en 1984. Nombre de familles de la vallée de l'Artibonite ont été dispersées. Les hommes plus valides se sont rendus en République Dominicaine pour travailler dans l'agriculture de ce pays afin de pouvoir nourrir leurs parents en Haïti. D'autres ont pris les kantè (embarcations artisanales) et sont morts dans l'océan en essayant d'aller chercher du travail sous d'autres cieux.
Enfin, et le plus important, la plus grande partie des paysans est venue créer et grossir les quartiers pauvres et les bidonvilles de Tapis Rouge à Carrefour Feuille, des flancs du Morne L'Hôpital et du littoral, sans savoir ce qui les attendait. Or, comme l'avait si bien prédit l'ingénieur-géologue Claude Prepetit en 2008 :
« Il faut bien se convaincre que des séismes de la force de ceux qui ont détruit autrefois Port-au-Prince et Cap-Haitien vont se reproduire mais en provoquant une mortalité et des dégâts sans commune mesure avec ceux qui ont été constatés à cette époque-là. La population des quatre plus grandes communes du Département de l'Ouest, à savoir : Port-au-Prince, Pétion-Ville, Delmas et Carrefour, est aujourd'hui estimée à plus de 2 millions d'habitants. Or ces quatre communes sont traversées par un réseau de failles secondaires dont on ignore leur activité sismique [4]. »
Ces compatriotes haïtiens victimes de l'exode rural, en cherchant la vie, sont venus s'installer sur des failles sismiques, dernière étape sur la route de la mort qui les attendait le 12 janvier 2010. Ces morts-là, le mea culpa du président Clinton, aussi sincère qu'il soit, ne pourra pas les ramener à la vie.
Il importe de trouver la vraie raison de ces morts. Elle réside dans le fait que des assoiffés de pouvoir en Haïti sont prêts à vendre leur mère pour avoir le pouvoir. Entre 1965 et 1985, la politique économique des tontons-macoutes a fait diminuer le revenu annuel moyen des paysans haïtiens de 450 à 250 dollars [5]. Cette réduction du revenu paysan en provoquant l'exode rural a accéléré la pression foncière diminuant ainsi les périodes de friches et la production agricole notamment dans la plaine du Cul-de-sac et dans la zone métropolitaine de Port-au-Prince [6]. Les dirigeants politiques ont entretenu dans la tête des paysans haïtiens ce que Pascal Saffache, Olivier Cospar et Jean-Valéry Marc nomment une « représentation mentale quelque peu erronée » véhiculant toutes sortes d'illusions sur les possibilités réelles d'une amélioration de la vie dans l'espace urbain. Ainsi, « la capitale est perçue comme un eldorado ou tout au moins un espace sur lequel tout est possible et particulièrement les emplois de rue (règne des « jobeurs »), censés générer des revenus décents synonymes d'ascension sociale [7]. » La politique agricole criminelle duvaliériste a appauvri le milieu paysan. C'est cette politique, sous une forme renouvelée, que propose encore le gouvernement actuel avec la distribution des 450 tonnes de semences OGM de Monsanto. Ce semences sont un cadeau empoisonné dont l'objectif est la conquête du marché haïtien des semences agricoles « estimé à 20.000 tonnes environ dont 7.200 tonnes pour le mais, 4 200 tonnes pour le millet, 4 320 tonnes pour le riz et 3 400 tonnes pour le haricot, si l'on ajoute 900 tonnes supplémentaires pour les légumes et le pois Congo [8]. »
La vraie raison de ces morts est l'ignorance des dirigeants haïtiens du nationalisme économique comme idéologie visant autant la protection des travailleurs, du marché local que la formation du capital. La vraie raison de ces morts est l'absence d'un gouvernement qui défend la souveraineté nationale. Un gouvernement dirigé par des gens qui ont assez de courage pour dire non aux étrangers ou aux Haïtiens défendant les intérêts étrangers. La vraie raison des morts et des dégâts occasionnés par les émeutes de la faim qui eurent lieu en 2008, conséquence de l'application de cette politique dite de Consensus de Washington, est que les dirigeants haïtiens ont vendu leur âme et couchent à plat ventre devant le premier venu qui leur dit de faire des choses contraires aux intérêts nationaux. Là est le mal. Les Haïtiens cherchent encore un dirigeant de la trempe du créole Alexander Hamilton, capable de dire non à Adam Smith, le père de l'économie, qui voulait que les Etats-Unis d'Amérique mènent une politique de libre-échange à tout crin, tandis qu'Hamilton revendiquait l'interventionnisme économique et la protection tarifaire qui feront la grandeur de son pays.
Les fondamentaux de toute campagne électorale
Le gouvernement s'enfonce chaque jour de plus en plus dans une impasse politique. Après avoir refusé pendant deux ans d'organiser les élections législatives en 2007 pour les onze nouveaux sénateurs qui devaient entrer en fonction en janvier 2008, comme le recommandait la Constitution, il pense pouvoir s'en sortir en appelant aux élections en novembre 2010 afin de noyer le mouvement national et social de contestation. Il prend des dispositions avec son Conseil Électoral bidon pour embobiner tous les Haïtiens et faire que son parti INIKITE remporte tout. Les dés sont jetés. En effet, le gouvernement Préval continue dans son obstination à prendre les Haïtiens pour des idiots. Il fait publier un calendrier électoral par le Conseil Électoral croupion qui constitue pour certains le résultat de l'impuissance tandis que pour d'autres, ce serait le fruit de la malveillance. Comment comprendre que le Conseil Électoral de Monsieur Préval agisse en faisant table rase du tremblement de terre du 12 janvier 2010 et de ses conséquences sur les éléments fondamentaux de toute campagne électorale, les candidats et les électeurs ?
En effet, la publication de la liste des partis politiques agréés pour les législatives du 28 février 2010 ainsi que celle des candidats agréés pour ces législatives est programmée pour le 16 juillet 2010 sans aucun changement. L'élément fondamental préalable à l'organisation des élections, à savoir la vérification des listes électorales, est programmée du 1er août au 29 septembre 2010, c'est-à-dire après la publication de la liste des partis agréés pour la présidentielle, laquelle est programmée pour le 30 juillet 2010. Sé acheté chat nan makout. La mise en scène électorale vient à point pour cacher la superficialité du gouvernement Préval qui s'appuie sur l'idéologie populiste, sur la corruption de l'argent pour neutraliser les personnes vivant sous les tentes afin qu'elles ne se révoltent pas. Pour le président Préval, les Haïtiens sont dociles et ne manifestent pas leur mécontentement si on ne paye pas les chefs boukman dans les quartiers populaires avec des bouillons et de l'argent. Mais son arme la plus importante est la terreur des bandits qui sont manipulés pour faire peur, sinon assassiner et faire assassiner tous ceux qui n'acceptent pas la politique antinationale actuelle. Pendant combien de temps ce gouvernement pourra-t-il appliquer cette politique criminelle si le peuple se met debout comme un seul homme ?
Approfondir la mobilisation populaire avec un million de manifestants
Le président Préval est embarassé parce que la communauté internationale lui tient la dragée haute et ne décaisse pas les fonds pour Haïti. Même ses amis de La Havane et de Caracas témoignent de leur déception par les réceptions qui lui sont offertes. En publiant ce calendrier électoral castrateur, a-t-il bien réfléchi ? Comment pourra-t-il contenir une déferlante d'un million de personnes dans les rues à travers le pays ? Pourra-t-il empêcher à l'opposition de mettre ensemble ses forces pour exiger que des élections libres et honnêtes soient organisées en Haïti ? Le président Préval ne semble laisser d'autres possibilités au peuple que la voie de la mobilisation pour avoir le minimum, c'est-à-dire des élections correctes avec un conseil électoral vraiment indépendant, avec ou sans son gouvernement au pouvoir. L'idéal serait que le président Préval soit encore au pouvoir afin qu'il constate lui-même sa perte de vitesse. Afin qu'il ait à se défendre par devant la justice pour les crimes qui lui sont imputés comme celui de Robert Marcello, ou encore les détournements comme ceux des 197 millions de Petro Caribe et autres malversations orchestrés par son gouvernement.
Les députés et sénateurs participant au mouvement anti-Préval ont leur rôle à jouer pour implanter le mouvement pour des élections libres dans leurs districts respectifs. Leurs sympathisants sont les premiers à pouvoir approfondir la mobilisation populaire et à la lier avec les autres mouvements de revendications sectoriels des marchandes, des entrepreneurs, des déplacés, des paysans, des jeunes, des femmes, etc. Dans chaque département, dans chaque province, la population a des revendications économiques, politiques, sociales précises que le gouvernement ne peut pas satisfaire à cause de sa politique de gabegie. C'est de la fédération de ces revendications spécifiques qu'un puissant mouvement populaire naîtra pour exiger le départ de Préval. L'éducation politique du peuple doit s'appuyer sur ces éléments concrets et pas uniquement sur le caractère antinational et criminel de ce gouvernement.
La dynamique d'émancipation du peuple haïtien doit s'appuyer sur ses besoins d'éducation, de santé, de logement, de sécurité et de justice pour inscrire le mouvement social dans la durée. La mobilisation pour la reconquête de la souveraineté nationale doit s'accompagner d'un ancrage local. Le changement par le bas doit donc continuer dans les provinces et en milieu rural pour faire jonction avec le changement par le haut, à la capitale, pour rendre possible une autre Haïti. Rien n'est à négliger dans ce processus. En commençant par relever et brandir les aspirations populaires dans tous les domaines (eau potable, électricité, soins médicaux, routes, transports publics, écoles, sports, sécurité, etc.), il importe de conjuguer toutes les formes d'organisation et tous les niveaux de revendication. Tous les registres d'actions doivent être considérés pour sortir de la faiblesse et de la dispersion qui caractérisent le mouvement social. Pour couper l'herbe sous les pieds des kidnappeurs, il importe de relancer la lutte contre l'insécurité entretenue par les bandits qui siègent dans les officines de la présidence. Il faut également répéter les protestations telles que la grande marche organisée à l'initiative d'une centaine d'organisations de la société civile réunies au sein du collectif « Lutte nationale contre le kidnapping (Lunak) », qui a eu lieu le 4 juin 2008 à Port-au-Prince.
Une manifestation « manches longues » de 32 jours
Il faut donc s'attendre à ce que les manifestations redoublent d'intensité à travers le pays. Que fera le président Préval si l'opposition démocratique répond à sa provocation par une stratégie à la EL-ALTO ? Comme on le sait, les manifestants boliviens de la communauté d'El-Alto composée de 700 000 habitants, sous la direction des Indiens Abel Mamani et Evo Morales, sont descendus sur la capitale La Paz, bloquant les routes et l'accès à l'aéroport international en 2005. Les villes de La Paz, Sucre et Cochabamba furent assiégés tandis que les habitants d'El-Alto s'occupaient de maintenir une grève générale. Les routes étaient bloquées avec de grosses pierres, des troncs d'arbres et des pneus enflammés. En 2005, les blocages des routes augmentèrent de 61 blocages le 6 juin, à 90 blocages le 7 juin, à 106 blocages le 8 Juin et 119 blocages le 9 Juin. Ces blocages furent importants pour empêcher l'approvisionnement en nourritures de la capitale La Paz.
Les comités de quartier furent mobilisés pour paralyser le pays et, suite à une manifestation « manches longues » de 32 jours, le président bolivien Gonzalo Sanchez de Losada fut obligé de s'enfuir à Miami. Le prix payé fut de 80 morts et 400 blessés victimes de la répression de la police et de l'armée. Le prix est lourd, mais c'est l'unique façon de mettre fin au calbindage et à la politique manfoubin des autorités, comme les Haïtiens en font l'amère expérience avec le tremblement de terre qui a contribué à tuer quelque 300,000 personnes le 12 janvier. Le prix est lourd, chaque fois qu'une vie disparaît sous les balles des malfrats. Dans le cas de la Bolivie, le peuple a accepté de payer le prix lourd de ces morts pour sa libération du poids d'une communauté internationale composée du Brésil, de l'Espagne, de la Banque mondiale, des Etats-Unis, du Fonds Monétaire International, de la Grande-Bretagne et de l'Union européenne qui appuyait le statu quo contre les revendications des couches populaires.
Que fera le gouvernement haïtien si le peuple haïtien s'inspire des manifestations du peuple bolivien qui ont fait partir le président bolivien Gonzalo Sanchez de Losada ainsi que son successeur Carlos Mesa, pourtant soutenu par Washington ? Le moment de la fin approche. Que peut le président Préval si les églises, les syndicats, les patrons, les étudiants, les chômeurs, les personnes sous les tentes, les paysans décident de défendre avec leurs vies le droit à la vie ? Le moment de la fin approche vite avec un seul mot d'ordre : les choses doivent changer pour le meilleur pour le peuple. Les élections doivent se faire pour satisfaire les revendications populaires et non pour éloigner le peuple de ses revendications. Les détenteurs du pouvoir doivent accepter d'être congédiés par des élections libres, honnêtes et sincères qui échappent à leur contrôle. Le président Préval a intérêt à faire marche arrière dans l'intérêt de la reconstruction et de la refondation.
[1] U.S. Senate, Committee on Foreign Relations, Haiti : no leadership – no elections, a report to the members of the Committee on Foreign Relations, United States Senate One Hundred Eleventh Congress, Second Session, June 10, 2010.
[2] "It may have been good for some of my farmers in Arkansas, but it has not worked. It was a mistake — I had to live everyday with the consequences of the loss of capacity to produce a rice crop in Haiti to feed those people because of what I did ; nobody else.", extrait de Ruth Messinger, "What Bill Clinton's Mea Culpa Should Mean", Huffington Post, March 29, 2010.
[3] Sandrine Fréguin et Sophie Devienne, "Libéralisation économique et marginalisation de la paysannerie en Haïti : le cas de l'Arcahaie", Revue Tiers-Monde, No 187, Paris, Juillet Septembre 2006, pp. 630-631.
[4] Claude Prepetit, Tremblements de terre : Mythe ou Réalité, Le Matin, numéro 33083, P-a-P, Haïti, 10-12 Octobre 2008.
[5] Alex Bellande, Rationalité socio-économique des systèmes de production dans la zone de Madian-Salagnac. Thèse de l'université Mac Gill, Montréal, 1987.
[6] Pascal Saffache, « De la dégradation à la restauration des sols : utilisation de méthodes traditionnelles et modernes en Haïti », Le Courrier de l'Environnement de l'INRA (Institut National de la Recherche Agronomique), numéro 43, Paris, France, 2001.
[7] Pascal Saffache, Olivier Cospar et Jean-Valéry Marc, Port-au-Prince (Haïti) : de l'inorganisation spatiale aux dégradations environnementales, Université des Antilles et de la Guyane, département de Géographie, BP 7207, 97233 Schœlcher Cedex, Martinique, 2002.
[8] Agronome Michel William, « Semences de mais OGM un jeu de poker á trois », P-a-P , Haïti, 14 juillet 2010.
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