jeudi 12 août 2010

Wyclef, la peur et les élites. Un article argumenté de Lyonel Trouillot


par Lionel Trouillot

Si ne se jouait, en mauvais termes, le destin d'un pays, on pourrait rire, de cette Inite divisée dont sont issus au moins trois candidats. On pourrait rire encore de ce Conseil électoral auquel personne ne semble faire confiance, à l'exception de René Préval et Edmond Mulet (il faut croire qu'ils ont leurs raisons et savent quelque chose que nous ne savons pas). On pourrait rire aussi de la plupart des candidats, les presque faillis, les corrompus notoires, les têtes à claque, les illuminés, les « entertainers », les mascottes et les mal aimés, les grincheux et les bêtes de cirque. Il ya de tout dans le lot : de Talleyrand au Chat Botté, de la princesse de Clèves à Denis la menace, du chien de Saint-Roc au Dindon de la farce. On pourrait rire encore des candidats qui n'ont pas pris le peine de démissionner de leurs postes dans la gestion des affaires de l'Etat avant de s'inscrire, haute marque de leur sens de l'éthique. On pourrait rire enfin des élites économiques et politiques (en épargnant les partis qui ne se sont pas présentés) de ce pays qui n'ont pas trouvé mieux que ces belles figures connues pour leur compétence, leur probité, leur sensibilité sociale, pour diriger les affaires de ce pays.

Mais se joue le destin d'un pays, dont la majorité des citoyens n'ont que trop souffert de l'injustice sociale. Et on ne peut pas rire d'un arbitre vil, d'un match truqué, d'un sélectionneur national qui choisit les pires joueurs pour monter une équipe, d'une fédération internationale prête à cautionner toutes les saloperies pourvu qu'on lui foute la paix. Et on ne peut pas rire de la panique qui frappe certains secteurs sociaux devant la candidature de Wyclef Jean.

Car la candidature de Wyclef Jean – et la réaction positive à cette candidature dans les milieux populaires urbains, chez les jeunes en particulier – est moins un problème qu'un symptôme. Certains secteurs de la société ne reconnaissent pas à ceux qu'ils identifient (à raison) comme les représentants des « élites » le droit de les diriger parce qu'ils croient savoir que rien ne sera fait pour défendre leurs intérêts, parce qu'ils ont le sentiment que cette société est organisée contre eux et ne changera pas si les mêmes continuent de la diriger. Et ces secteurs vont vers ceux qu'ils identifient (souvent à tort) comme proches d'eux, dans une relation de ressemblance qui impliquerait une conscience de leurs intérêts. Plutôt que de se lamenter sur l'utopie, l'arnaque ou la mascarade – les points de vue varient – Wyclef, les vrais progressistes devraient reconnaître l'ampleur du fossé entre les classes, entre les perceptions.

A moins de vouloir maintenir les choses en état, on ne peut pas battre le populisme sur sa droite, c'est sur sa gauche qu'il faut le battre. J'entends dire que, fidèle à sa tradition d'honnêteté, le Conseil électoral pourrait ne pas valider la candidature de Wyclef Jean. Il y aurait là quelque chose de dangereux socialement, dans le cas où seraient validées des candidatures de personnes encore à des postes de pouvoir, de gestion et d'exécution qui leur donnent des avantages certains, situation qui viole l'éthique républicaine.

A titre d'exemple, de manière lapidaire, et simpliste, Wyclef Jean a fait une déclaration inquiétante sur la question des langues, dans ce pays. Il faut cependant reconnaître que l'idée que « franse a pa mennen nou okenn kote » est vendable en milieu populaire, les gens ayant le sentiment de n'avoir rien eu et n'ayant de fait bénéficié de rien. Mais qui leur dira aujourd'hui qu'en effet il faut mettre fin à l'inégalité linguistique : assurer la promotion, la défense du créole, leur première langue et faire de la langue française un patrimoine linguistique national et non le privilège d'un petit groupe ? Deux langues nationales pour nous tous et ouverture vers d'autres langues, l'anglais et l'espagnol en particulier.

On n'entend pas ce genre de propositions, mais des plaintes, des craintes. Les candidatures de Wyclef jean et de Michel Martelly ont cela d'intéressant qu'elles ouvrent des débats que fuient les politiques qui récitent tous plus ou moins les mêmes leçons. Il faudra dire mieux que ces grandes gueules. Proposer plus concret sur le plan du social, dans les intérêts du plus grand nombre. Il faudra convaincre ; et seules des propositions de rupture pourront convaincre.

Mais j'oubliais. Il y a ce CEP dans lequel Préval et Mulet ont placé leur confiance, peut-être leurs espoirs… après tout, on a déjà vu des buts légitimes annulés et des tricheries légitimées. Si ce n'est pas le CEP qui vote sur demande de quelque haute autorité, le prochain président d'Haïti sera une figure populiste, ou à gauche du populisme. Les populistes, on les voit. La gauche du populisme ?

LIONEL TROUILLOT
Kiskeya FM, Haïti

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