mercredi 5 décembre 2007
Par Eric Sauray [1]
Soumis à AlterPresse le 25 novembre 2007
La norme et le hors norme dans le football
La politique est un jeu . [2]
Elle comporte des règles de participation à la lutte pour l’accession au pouvoir. Elle comporte aussi des règles applicables dans l’exercice du pouvoir.
Le respect de ces règles assure le bon déroulement du jeu [3]et donc un fonctionnement normal et régulier des institutions. Leur non respect conduit à l’anarchie, la crise et au changement de règles.
Ces règles déterminent donc les comportements des acteurs politiques. Elles servent aussi à disqualifier ceux qui les transgressent. Elles servent enfin à qualifier les régimes. C’est ainsi dans les grandes démocraties contemporaines . [4]
Ce n’est pas le cas dans les Etats désorganisés, où la règle est trop souvent et volontairement bafouée, méprisée et violée. Pour ces pays, même en présence de règles, on a le plus grand mal à qualifier le régime. C’est le cas d’Haïti.
En effet, qui peut dire quelle est la nature du régime politique haïtien actuel ?
On peut tenter des qualifications, en fonction des normes rationnellement établies et des exemples étrangers. Mais, compte tenu de la spécificité d’Haïti, on a de fortes chances de se tromper.
Mais, l’objectif du théoricien est de chercher encore et encore, et de s’inspirer de ses observations afin d’apporter des solutions. C’est ainsi que je me suis inspiré du football pour avancer une proposition de qualification du régime politique haïtien actuel.
Après tout, ces dernières années ont vu le football accéder au statut de science pour servir les causes des théoriciens de la géopolitique. Les coupes du monde sont l’occasion d’élaborer des thèses qui expliquent les grandes tendances de la mondialisation , [5] l’émergence des puissances globales ou la fin de certains empires. Dès lors, je m’autorise le droit d’aller chercher dans le football, un concept pour qualifier le régime spécifique sous lequel vivent les Haïtiens.
En football donc, les deux équipes qui jouent une partie se mettent d’abord d’accord sur les règles. Le joueur, qui ne respecte pas les règles et qui fait des actes non autorisés, hérite d’un carton jaune ou est exclu. Il y a donc une sanction.
Que le joueur soit d’accord ou pas, il devra se soumettre à la sanction. Si sa réaction est trop violente, il sera condamné plus sévèrement au nom de la pérennité du jeu, de ses instances dirigeantes et de ses valeurs.
De même, lors d’un match, après la fin du temps réglementaire et de la période de prolongation, le jeu est terminé pour les équipes, pour l’arbitre et ses assesseurs, pour le public et tous les professionnels qui vivent de ce sport.
C’est une norme. Elle ne se discute pas.
Ainsi, y a-t-il la norme (le temps imparti pour le jeu) et la tolérance par rapport à la norme (les prolongations admises). Hors de cette norme, on n’est plus dans le jeu.
D’autres règles s’appliquent. Elles ne relèvent pas de la présente note doctrinale.
Au football, il y a des grands, des bons, des moyens et de mauvais joueurs. A travers le monde, les mauvais joueurs sont qualifiés de brutes et ont mauvaise presse.
La notion de brute ne me permettra pas de qualifier le régime politique haïtien. Je ne la retiens donc pas.
En revanche, en Haïti, les mauvais joueurs sont connus sous l’appellation de Bossales. La notion de Bossales n’existe pas en français.
Et même si elle fait partie du vocabulaire sociologique franco-haïtien grâce aux travaux originaux de Gérard Barthélemy , [6] elle ne fait pas partie du vocabulaire politique universel.
Je prends le droit de l’utiliser et espère qu’il connaîtra ainsi un sort heureux et sera désormais utilisé pour parler du régime politique haïtien.
Ce choix s’explique par la clarté de la notion et parce qu’elle fait déjà partie de l’imaginaire politique des Haïtiens.
En effet, en Haïti, le Bossale donc c’est celui qui, dans le football, ne respecte rien. Il fait le contraire de ce que prescrivent toutes les règles. Il est violent et, surtout, il n’accepte jamais la sanction qui lui est infligée. Ce qui fait qu’à cause de lui, un match peut dégénérer très vite. Et quand, sur un terrain, il n’y a que des Bossales, le match est insipide, violent et on désespère du football.
La transposition d’un concept footballistique dans le champ politique
Je transpose maintenant mon raisonnement sur le terrain politique haïtien.
Que vois-je en observant l’arène politique ?
Des hommes de pouvoir qui revendiquent leurs propres règles, qui désignent leurs propres juges, qui refusent l’application à leur encontre de toute sanction et qui violent allègrement les lois, sous prétexte que, de toutes façons, elles n’ont jamais été appliquées.
Pire. Quand je transpose mon raisonnement au fonctionnement des institutions haïtiennes, que vois-je ?
Des institutions qui s’affrontent. Le Président (le pouvoir exécutif) est opposé au Parlement (pouvoir législatif). Le parquet (branche du pouvoir judiciaire) est opposé au Conseil Electoral. Le Parquet est opposé à la Police. Chacun revendique sa propre loi ou son propre juge. Chacun conteste l’autorité de l’autre et invente des règles qui n’existent pas, tandis qu’il rejette celles qui existent, même lorsqu’elles sont claires.
Les citoyens ne sont pas en reste.
Un homme, arrêté sous des accusations graves, réunira ses partisans, au lieu de soumettre son cas à un juge. Un individu, sanctionné par ses supérieurs hiérarchiques, manifestera son refus de la règle et de la sanction en utilisant les moyens les plus répréhensibles.
Un citoyen, opposé à un autre dans un litige, ira chercher son cousin policier pour régler l’affaire au plus vite par quelques coups de bâtons et un emprisonnement dans les formes haïtiennes les plus classiques : sans aucun procès et suivant le bon vouloir du plus fort.
Les mécanismes de la bossalocratie
Ainsi, considéré-je donc qu’en Haïti, nous avons affaire à une bossalocratie. Une bossalocratie, parce que la séparation des pouvoirs est entendue et pratiquée comme un clivage des pouvoirs.
Ainsi, au lieu d’une coopération des pouvoirs, assiste-t-on à des affrontements entre pouvoirs où le but est de savoir qui est le vrai chef.
Nous sommes dans une logique de pouvoirs contre pouvoirs.
Il n’y a donc pas de contre-pouvoirs.
Dans ce type de régime, personne n’est exemplaire. Du citoyen au chef de l’Etat, toute la société est dans un combat de suprématie, où chacun doit prouver qu’il est le seul détenteur du pouvoir.
Et comme tout le monde raisonne de la même façon, c’est l’anarchie, la crise et le chantage permanents.
En bossalocratie, les meilleurs sont la risée des plus forts et des plus fourbes qui leur barrent les allées du pouvoir au nom des deux étalons les plus injustes du monde : le nombre et l’épiderme.
En bossalocratie, les gredins ont la priorité sur les théoriciens.
En Bossalocratie, les droits humains sont une pure pétition de principe, puisque n’importe qui peut violer les droits de tous les citoyens en toute impunité.
En bossalocratie, les citoyens croupissent dans une misère inhumaine. C’est l’impasse la plus complète, parce que les institutions sont paralysées et parce que les Bossales ont encore le culot d’imposer aux citoyens des règles rigides décalées et sans rapport avec le monde d’aujourd’hui. Des règles qu’ils ne respectent pas, mais que toute la société doit subir sous prétexte que le peuple avait voté.
Cela pousse les citoyens à fuir afin de se retrouver dans des territoires moins hostiles, alors qu’ils pourraient rester dans leur pays pour le construire au lieu d’assister, comme Jacques Stephen Alexis, en son temps déjà, à cette : « marche inexorable de la terrible maladie, cette mort lente, qui chaque jour conduit notre peuple au cimetière des nations comme les pachydermes blessés à la nécropole des éléphants. » [7]
La force et la ruse comme moyen de résolution des problèmes politiques
En bossalocratie, tout est fondé sur le rapport de forces, la ruse, la fourberie et la capacité de nuisance.
Et comme il s’agit d’affrontements entre pouvoirs, à un moment une décision tombe par le fait du prince.
Les derniers événements politiques en Haïti nous permettent d’illustrer nos propos.
Un Conseil Electoral a été formé en 2005 pour organiser des élections. Depuis 2006, il ne cesse d’organiser des scrutins les uns plus douteux que les autres.
A cause des dissensions [8] au sein de l’organisme, le cycle électoral n’a pu être bouclé. Il se trouve donc que des élections doivent être organisées pour renouveler le tiers du Sénat (Pouvoir législatif).
Le Président de la République (Pouvoir Exécutif) veut des élections, mais constate que le mandat du Conseil électoral est arrivé à son terme. Il se prononce en privé pour la formation d’un nouveau Conseil Electoral.
Et nous voilà partis dans un imbroglio, où chacun édicte ses règles, choisit ses juge,s sans oublier les polémiques collatérales entre Parquet et Presse, Institutions indépendantes et Parlement.
Tout le monde s’insulte. Les accusations de corruption fusent de toute part. L’église bohicane a fait son constat très juste et sans concession qui résume tout : « Nous avons noté une attitude vindicative, on dirait des enfants en train de jouer. » [9]
Le problème, c’est que nous avons affaire à des enfants qui jouent avec l’avenir de millions de citoyens.
C’est dans ce contexte que le Président de la République a sans doute pris la décision, non encore rendue publique, de constater que de toute façon, le Conseil Electoral n’était plus habilité à organiser les élections. Ce qui a permis aux institutions et à la classe politique de faire des déclarations qui sont de vrais florilèges.
Ainsi, un haut responsable politique a-t-il déclaré : « C’est un brigandage social et politique tendant à perpétuer le système rétrograde qui détruit le pays. » [10]
Les dirigeants du Conseil électoral ont sorti un communiqué pathétique, dans lequel on a pu apprécier le talent littéraire de ses auteurs :
« Le temps a passé, et voilà que l’échéance constitutionnelle du renouvellement du tiers du Sénat nous talonnait. Conscients de cette exigence et de la claire non-pertinence de notre mandat à cette fin, nous fîmes à temps à l’Exécutif les propositions appropriées. Pour avoir semé le vent qui agitait les signes avant-coureurs d’élections nécessaires et obligatoires, nous avons récolté la tempête d’une inopportune et martiale convocation, faisant balancer dangereusement au-dessus de nos têtes l’épée de Damoclès et son cortège de misère et de malheur. » [11]
D’autres organismes, tels que l’Initiative de la Société Civile, le Centre pour la Libre Entreprise et la Démocratie et la fédération Protestante d’Haïti ont, tantôt apporté leur soutien au conseil électoral, tantôt avancé des arguments qui justifient qu’on mette fin aux fonctions du Conseil électoral.
Et après ?
Et après, la vie continue en bossalocratie : les puissants s’affrontent et font des alliances, les meilleurs fuient au Canada ou aux Etats-Unis, les malins génies règnent, les élites se préparent pour le prochain carnaval [12], pendant que le peuple continue de croupir dans la misère la plus atroce.
C’est une autre façon de dire que, pendant tout ce battage médiatique où il s’agit de se compter, les problèmes concrets des citoyens ne sont pas traités.
Et Haïti va se payer le luxe d’une nouvelle crise politique pour des raisons purement égoïstes.
Le chantage de la crise comme moyen de régulation systémique
En Bossalocratie, toute décision entraîne un lot de critiques. Dès qu’un acteur prend une décision, il devient suspect et tous les autres acteurs du système se liguent, suivant une logique de bandes pour lui contester sa légitimité, l’accuser de tous les maux, lui imputer la responsabilité de tous les dysfonctionnements affectant le système.
En Bossalocratie, il y a une négation permanente de l’autorité qui dénote un manque cruel de respect pour celui qui incarne les institutions et qui a le tort d’exercer une fonction que tout le monde lui envie.
Bien entendu, la contestation et/ou la négation de l’autorité ne se font pas sur la base d’arguments rationnels et solides. Elles se font d’abord sur la base de réactions verbales ou écrites, où la colère l’emporte sur la réflexion.
Mais le chantage de la crise est l’argument majoritairement utilisé pour contester une décision.
Ainsi, en Bossalocratie, ne faut-il jamais penser, jamais proposer de changer les choses, jamais décider. Dès lors, celui qui décide est systématiquement accusé d’alimenter, d’aggraver ou d’institutionnaliser la crise.
La peur de la crise devient, avec l’usage de la force ou de la ruse, un moyen de régulation du système. Mais, elle est aussi un élément au service d’un conservatisme destructeur. En réalité, on a juste un équilibre par la terreur.
L’actualité nous fournit un autre exemple qui permet d’illustrer nos propos et donc de légitimer notre thèse.
Le 17 octobre 2007, le Président René Préval annonce une nécessité de réviser la constitution de 1987. Ce simple constat a soulevé un tollé dans la classe politique, et tous les acteurs se sont crus habilités à insulter le chef de l’Etat.
Ainsi, au nom d’une stratégie de l’encerclement, toutes les institutions ont-elles fait connaître leur position.
Certains ont rejeté l’initiative, allant jusqu’à critiquer l’intention du Président de la République dans sa volonté d’associer des experts étrangers aux travaux d’une éventuelle commission chargée de faire des propositions pour la révision.
D’autres ont dit, non sans raison, que ce n’était pas opportun. C’était, à peu près, le seul argument de bonne foi.
D’autres enfin ont accusé le chef de l’Etat de mettre la démocratie en péril et d’instaurer un pouvoir autoritaire.
On déduit aisément de ces interventions, que tout le monde a le droit de donner son avis sur la Constitution, sauf le chef de l’Etat. De ce fait, il s’est retrouvé encerclé et sommé de renoncer à son projet.
C’est à ce moment que la vraie nature de la Bossalocratie est perceptible. Ainsi, ce que n’importe quel individu pourrait considérer comme anormal, informel, désorganisé, anarchique, est-il considéré comme normal en Bossalocratie.
Et l’argument décisif, avancé avec la plus grande mauvaise foi et donc la plus grande incompétence, c’est que, si ça ne marche pas, c’est parce que la Constitution n’est pas appliquée.
Il est donc interdit de poser la question de l’efficacité des institutions. Autrement dit, en Bossalocratie, l’efficacité ne compte pas.
Ce qui a de l’importance, c’est la préservation d’un système supposé bon, qui fait l’affaire des conservateurs. Des conservateurs, pour qui l’essentiel est d’exister et d’avoir une capacité de nuisance dans un système obscur.
Bref, ce qui paraît défier le bon sens dans n’importe quel autre pays, constitue la norme sine qua non en Bossalocratie.
Et celui qui prétendra changer les choses aura toujours tort. Il sera toujours à l’origine de cette lutte de pouvoirs contre pouvoirs, que seule la communauté internationale et les ambassades peuvent arbitrer à tour de rôle, ce qui leur donne un rôle central dans la naissance ainsi que dans la résolution des crises. Et, comme elles sont les seules écoutées ou respectées, quoi que disent les acteurs de la bossalocratie, elles représentent les acteurs politiques les plus efficaces dans un univers où elles ne sont censées représenter que les intérêts des Etats qu’elles représentent.
La bossalocratie défie les lois du constitutionnalisme
Pour résumer, en Bossalocratie, les droits humains dépendent du bon vouloir de chacun et ne sont pas garantis. Même s’ils sont définis formellement dans la Constitution, n’importe qui peut les remettre en cause sans aucune sanction.
Il n’y a pas de souveraineté, parce qu’un arbitre extérieur est toujours nécessaire, sinon c’est la guerre permanente entre les factions.
Enfin, la théorie de la séparation des pouvoirs ne s’applique pas, parce que, même s’il y a une hiérarchie des pouvoirs au sens lockéen dans la pratique, cela ne fonctionne pas, puisque les pouvoirs s’affrontent.
Mais, contrairement à ce qu’on pourrait penser, ce régime en soi convient à ses acteurs, puisque c’est un régime qu’ils ont volontairement inventé en amalgamant les différents régimes connus en Europe et/ou en Amérique du Nord.
C’est pour cette raison que tous ceux qui avancent des idées de réforme sont suspects. Ainsi, même si tout le monde trouve la Constitution trop rigide et difficilement applicable, ne faut-il pas le dire pour ne pas essuyer les remontrances, les invectives voire les brimades.
Le tout est de donner l’illusion que cela fonctionne. Ce qui défie l’entendement.
Dès lors, on est obligé de se demander pourquoi les acteurs d’un tel système politique sacralisent des règles qu’ils ne respectent pas.
Une des réponses consiste à dire que, en Bossalocratie, les institutions sont créées par mimétisme . [13] Le but est de montrer que les nouveaux libres sont capables de parler le langage des anciens colons.
Ensuite, ils font des règles pour maîtriser l’adversaire, c’est-à-dire celui qui voudrait modifier le système. Dans ce cas, les règles participent uniquement de la lutte pour le pouvoir . [14]
Le problème, c’est que la Bossalocratie fonctionne avec des règles édictées par une minorité et comprises par elle seule. La plupart du temps, ces règles sont décalées et n’ont aucun rapport avec la société qu’elles sont censées régir.
Celui, qui souhaite faire évoluer les règles pour les adapter à la réalité sociale vécue par le plus grand nombre, prend le risque de remettre en cause le pouvoir détenu par cette minorité sur une majorité peu informée et qui, pour certains, doit d’abord se préoccuper des problèmes du ventre avant de se préoccuper des problèmes institutionnels.
Ce mépris a été traduit électoralement par des slogans de campagne très simplistes : « la pè nan têt, la pè nan vant » , [15] « poze, depoze, repoze » . [16]
Des slogans qui traduisent avant tout la désinvolture des acteurs politiques et mettent l’accent sur la violence politique qui paralyse la faculté de penser et empêchent le citoyen de se nourrir.
Des slogans qui oublient que les citoyens ne mangeront et ne seront en paix que lorsqu’ils auront résolu leurs problèmes institutionnels, c’est-à-dire lorsqu’ils auront fait le consensus sur le partage du pouvoir et établi les modes de coexistence pacifique.
Le problème, c’est que cette mentalité conservatrice et rétrograde se retrouve dans les secteurs de la vie sociale et que Haïti fait partie des rares pays au monde où, plus le temps passe, plus les gens sont pauvres et plus les élites économiques et les gouvernants sont riches et corrompus. Il n’y a jamais d’acquis institutionnels.
Ainsi, depuis 1987, Haïti organise-t-elle des élections. En 2007, Haïti est incapable d’avoir un système électoral fiable et crédible, parce que, chaque fois que les hommes qui font vivre le Conseil électoral changent, ils partent sans rien laisser à leurs successeurs.
Sans mémoire, que peut-on changer à la vie des hommes ?
La Bossalocratie : un régime d’impasse et de partage des dépouilles institutionnelles
Pour finir, il faut analyser deux exemples pris pour illustrer le fonctionnement de la bossalocratie.
Ces exemples sont intéressants, parce qu’ils ont pour points de départ et d’arrivée, le même acteur politique : le Président René Préval.
Dans le premier exemple, qui concerne le Conseil Electoral, René Préval est celui qui doit décider ou qui a décidé. Alors que des rumeurs fusent ici ou là, au lieu de prendre une décision nette et précise, il se tait et laisse faire. Puis, une fois les tensions apparemment apaisées, on apprend que le Président de la République consulte pour créer un nouveau conseil électoral. Ce qui laisse supposer qu’il a vraiment mis fin au mandat du Conseil électoral, alors qu’aucun texte réglementaire n’a été édicté.
Dans le même temps, toutes les institutions qui s’étaient mises en croix pour contester l’éventuelle décision de mettre fin au mandat du Conseil électoral, ont proposé, sans aucun état d’âme, des noms de personnalités pour la constitution du nouveau conseil chargé d’organiser les élections. Pour être sûr qu’un de leurs hommes liges soit retenu, certaines organisations ont proposé deux noms.
En analysant les faits, on se rend finalement compte que les pouvoirs se sont mis d’accord pour partager les dépouilles du Conseil électoral.
Par conséquent, les contestations et les conflits soulevés à l’occasion de la fin du mandat du conseil électoral avaient uniquement pour objectif de placer des pions au sein du nouvel organisme électoral. Il s’agissait de prendre sa place dans le nouvel organisme afin d’être toujours en mesure de participer à la lutte des pouvoirs contre les pouvoirs, étant entendu que pour mieux contester le pouvoir, il vaut mieux en faire partie.
Ce qui fait que les acteurs ne se sont nullement inquiétés de savoir si la composition du nouvel organisme provisoire en cours de fabrication était conforme aux articles 192 ou au pire à l’article 289 [17] de la Constitution de 1987.
Le problème, c’est que l’article 289 est une disposition transitoire qui, théoriquement, ne s’applique plus. L’article 192 réserve le choix des membres du Conseil électoral aux trois pouvoirs, auxquels les citoyens délèguent l’exercice de la souveraineté nationale en vertu de l’article 59 de la Constitution de 1987.
Or, là, on assiste à un défilé de propositions par une ribambelle d’institutions dont l’objectif est de participer au partage des espaces de pouvoir. Et comme il s’agit de partager une manne, toutes les institutions constituées ou auto proclamées forces vives viennent réclamer leur part, sans qu’on ne puisse pas apprécier le bien fondé ou la légitimité de leurs prétentions.
Mais, comme nous l’avions dit, en Bossalocratie, le but n’est pas de respecter la Constitution. On n’exige le respect de la Constitution que lorsqu’on est sûr d’être pénalisés par les décisions prises sur son fondement.
En revanche, si les décisions prises sur son fondement ne remettent pas en cause les positions acquises, mais assurent une place dans le partage des prébendes de l’Etat, tout le monde s’y associera avec le plus grand cynisme, au nom d’un soi disant consensus éclairé.
C’est l’application des principes de l’Etat clientéliste dit « Etat Moun pa » en Haïti. Cet Etat Moun pa, qui entretient l’injustice et perpétue le règne de la loi du talion, la loi du plus fort ou plus trivialement, la loi de celui qui peut mobiliser le plus de pouvoirs institués pour participer à la guerre des pouvoirs.
Dans le deuxième exemple, alors qu’il n’y a aucune urgence à ouvrir un débat sur une éventuelle révision de la Constitution, qui, de toutes les façons, ne peut se faire avant 2010 , [18] le Président René Préval a lancé le débat. Ce faisant, il a ouvert une polémique qu’il n’est pas à même de contrôler.
Et même s’il a su apaiser les acteurs du système en leur donnant une part des dépouilles du Conseil électoral, il n’est pas sûr de s’en faire des alliés dans sa volonté de réviser ou d’abroger la Constitution. Mais, ce qui me semble intéressant, c’est le comportement politique du Président René Préval. Il ne fait rien quand il faut agir, alors qu’il y a des enjeux.
A l’inverse, il agit quand il n’y a pas grand-chose à faire, compte tenu de l’agencement de l’agenda politique ou institutionnel.
Dans les deux cas, son comportement politique alimente les tensions.
En effet, il ne décide pas ouvertement. Il zappe d’un sujet à l’autre, sans jamais décider, tout en prenant le risque d’alimenter la crise.
Tout ceci entretient la guerre qualifiée de pouvoirs contre pouvoirs, qu’il n’est jamais possible de résoudre en recourant aux règles haïtiennes.
Et quand la situation politique se dégrade, il y a le recours obligatoire à l’arbitre (la communauté internationale/les ambassades), parce que le prestige et l’autorité du Président de la République, qui est censé être l’acteur central, sont niés par les autres acteurs du système.
De ce fait, le Président de la République ne peut affirmer son prestige et son autorité sans être accusé d’être un dictateur. Et quand il souhaite les affirmer, il le fait suivant des méthodes qui exaspèrent tous les acteurs du système qui travaillent en conséquence pour sa perte.
Bref, on a affaire à un système bloqué. C’est l’impasse.
Mais, aussi surprenant que cela puisse paraître, cette impasse est voulue, défendue et sacralisée. Il faut de l’audace pour vouloir changer les choses. Mais, dans ce domaine comme dans d’autres, l’issue est dans l’audace.
L’avenir de la bossalocratie : l’arbitrage permanent, la redéfinition des règles ou la fusion
Est-ce à dire qu’Haïti est condamnée ?
Le football nous fournit la réponse.
En football, si les bons joueurs abandonnent le terrain aux Bossales, le jeu s’arrêtera à un moment donné, parce que les Bossales ne savent pas jouer. Ils cassent le jeu, mais, si on les laisse jouer entre eux, ils se battent d’abord, ensuite ils arrêtent de jouer, parce que tout le monde voit qu’ils ne connaissent rien aux règles du jeu.
C’est à ce moment-là que l’arbitre et les bons joueurs doivent reprendre la main, rappeler ou « redéfinir les règles du jeu » . [19] Il devrait en être de même en Bossalocratie.
Encore faut-il que l’arbitre remplisse sa mission et cesse de répéter qu’il revient aux Haïtiens de faire fonctionner leur pays sur de meilleures bases. L’arbitre doit comprendre qu’en dehors de lui, rien n’est possible en Bossalocratie.
De même, les meilleurs en Bossalocratie doivent comprendre qu’il est de leur impérieux devoir de ne pas abandonner le terrain aux Bossales. Cela est plus facile à dire qu’à faire.
Mais, on appelle ça la capacité à utiliser son intelligence pour sortir son peuple du cycle de la fatalité et éviter à son pays de s’orienter définitivement vers le cimetière des nations où semble devoir le conduire cette lutte de pouvoirs contre pouvoirs.
Mais, l’une et l’autre solution ont leurs inconvénients.
En effet, en ce qui concerne l’arbitre, le nationalisme des Haïtiens s’accommoderait mal de l’affirmation officielle de son rôle. Tout laisse à penser que les élites préfèrent le rôle informel de l’arbitre, parce que cela les arrange et leur permet de bénéficier des seuls moments de paix, propices à leur maintien à leur place pour des périodes plus longues, donc plus favorables à l’enrichissement sur le dos de la manne publique ou de l’aide internationale.
Ce qui explique le double jeu des élites haïtiennes. Un double jeu qui ne relève nullement du paradoxe, puisque la présence de l’arbitre, même si elle est dénoncée, est souhaitée, sinon recherchée, parce qu’en réalité, quand l’arbitre est présent, le pouvoir est moins précaire pour celui qui le détient.
Quant à savoir si les élites accepteront de redéfinir les règles du jeu, aucun élément ne permet de le croire. Et même si elles le font, elles le feront dans la même logique que précédemment : dans le but de protéger les privilèges acquis et qui permettent de perpétuer la bossalocratie, ce régime en soi qui est d’abord élitiste et qui participe d’une volonté farouche de ne pas accepter la démocratisation du pays.
Autrement dit, la bossalocratie n’est pas, contrairement à ce qu’on peut penser, le fait du peuple.
Elle est le fait d’une aristocratie rétrograde qui défend ses prébendes et ses territoires de pouvoir.
Elle n’est donc pas nécessairement pour un changement. Si changement, il y a là, il devrait malheureusement venir de ce que Jacques Stephen Alexis appelle la marche inexorable vers le cimetière des nations. Il ne s’est pas étendu sur cette crainte. On ne va donc pas extrapoler sur ses propos.
Mais en science politique, les phénomènes de dislocation d’un Etat aboutissent parfois à une fusion d’Etats pour n’en former qu’un. Je pense à la République Fédérale d’Allemagne et la République Démocratique Allemande.
Ils peuvent aboutir aussi à une scission d’Etats pour en fonder plusieurs. L’histoire récente est remplie d’exemples de scissions d’Etats : la Tchécoslovaquie ou la Yougoslavie. D’autres Etats se battent pour éviter la scission : la Belgique ou la Côte d’Ivoire. D’autres Etats fonctionnent sur la logique de fusion (Etats-Unis, Allemagne, Brésil) ou voudraient une fusion économique avant une éventuelle fusion politique (L’Union Européenne). D’autres enfin, comme les deux Corée, s’orientent lentement vers une fusion qui semble inéluctable.
Haïti a déjà connu les phénomènes de fusion et de scission du fait justement de la bossalocratie. La Création d’Haïti est le résultat d’une scission.
Après son indépendance, Haïti a connu plusieurs scissions et a vu la cohabitation, sur un même territoire, d’une monarchie et d’une république pour les mêmes motifs qui expliquent la bossalocratie d’aujourd’hui. La réunification, réussie par Jean-Pierre Boyer, est un cas de fusion. La scission, la plus durable en ce qui concerne Haïti, a été celle de 1844 qui a donné naissance à la République Dominicaine.
Mais, l’histoire étant un perpétuel recommencement, rien ne semble exclure, à l’avenir, une fusion entre la République d’Haïti et la République Dominicaine. C’est la solution la plus logique et la plus raisonnable quand on observe objectivement la situation des deux pays. C’est la solution qui plaît le moins aux Haïtiens, victimes de la Bossalocratie, qui le vivront comme un échec. Mais, il se trouve qu’on ne freine pas l’histoire avec ses seules peurs irrationnelles et son refus d’une certaine réalité.
Et puis, une éventuelle fusion entre la République d’Haïti et la République Dominicaine serait-ce un échec pour Haïti ? L’échec n’est-il pas plutôt de donner l’impression d’être incapables de s’inventer un avenir après avoir su inventer 1804 ? L’échec n’est-il pas d’entretenir cette guerre des pouvoirs qui risque de conduire à la dislocation [20]de son pays ?
Le but ici n’est pas d’agir en Cassandre, mais de mettre l’accent sur un phénomène dont le point d’orgue pourrait être la transformation d’un Etat qui, depuis sa création, est un laboratoire institutionnel d’un avant-gardisme exceptionnel et d’une grande valeur pour les politologues ainsi que les spécialistes du droit constitutionnel.
Eric Sauray
France, 25 novembre 2007
[1] Juriste, politologue et doctorant en droit public à l’Université de la Sorbonne Nouvelle – Paris 3.
[2] Guy Thuillier, Le jeu politique, préface d’Yves Pélicier, Economica, 1992.
[3] Stéphane Beaumont, Le jeu politique, Editions Milan, 1997.
[4] Philippe Lauvaux, Les grandes démocraties contemporaines, Presses Universitaires de France, 2004
[5] Pascal Boniface, Football et mondialisation, Armand Colin, 2006.
[6] Gérard Barthélemy, Créoles - Bossales : conflits en Haïti, Editions Ibis Rouge, 2000.
[7] Jacques Stephen Alexis in Lettre au docteur François Duvalier, Président de la République : http://radiokiskeya.com/spip.php ?article4166
[8] Certains membres, qui accusent les autres de corruption, ont porté plainte.
[9] Déclaration de son excellence Monseigneur Louis Kébreau, Président de la Conférence Episcopale.
[10] Déclaration de René Julien Président de l’Alliance Démocratique pour Bâtir H. Source : http://www.metropolehaiti.com/metropole/full_une_fr.phtml ?id=13118
[11] Déclaration du Conseil Electoral provisoire en date du 12 octobre 2007. Cette déclaration entérine les rumeurs.
[12] Le seul événement qui permet aux habitants de la bossalocratie de s’évader de leur enfer quotidien.
[13] Yves Mény (sous la direction de), Les politiques du mimétisme institutionnel : la greffe et le rejet, L’Harmattan, 1993.
[14] Claude Moïse, Constitution et luttes de pouvoirs en Haïti, CIDIHCA, 1990.
[15] Littéralement : « La paix dans la tête, la paix dans le ventre ». Slogan utilisé par Jean-Bertrand Aristide lors de sa campagne électorale en l’an 2000.
[16] Littéralement : « On se calme, on dépose (…) on se repose » Il faut comprendre, on se calme, on dépose les armes et on se repose, le temps de l’élection. Ce slogan apparu pendant la campagne présidentielle (2005-2006) menée par René Préval ne s’adressait pas aux citoyens, mais aux divers gangs supposés proches du camp Lavalas.
[17] Cet article qui fait partie des dispositions transitoires devrait être appliquée comme solution dégradée au cas où l’application de l’article 192 se révélait impossible. Toute autre solution appliquée ne fait que s’inscrire dans l’habitude prise par les acteurs politiques haïtiens d’appliquer des solutions hors de tout cadre réglementaire connu et maîtrisé.
[18] Eric Sauray, Haïti : la révision constitutionnelle et la ligne du temps, in http://www.alterpresse.org/, avril 2007
[19] Claude Moïse, La croix et la bannière : la difficile normalisation démocratique en Haïti, CIDIHCA, 1994.
[20] Jared Diamon, Effondrement, Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie, Gallimard, 2006.