Le Président doit être un Chef
Michel Martelly fera montre de courage politique s'il parvient, dans la présente conjoncture, à s'affirmer comme un chef. Ayant exprimé son intention de rétablir l'armée, démobilisée par le gouvernement Aristide et par la volonté du gouvernement américain en 1995, l'actuel président d'Haïti se heurte à une opposition largement étrangère sur ce dossier. Il s'agit là d'un obstacle apparemment de taille, qui met le nouveau chef d'État en position de jongler avec deux options : ou bien plaire à ses principaux bailleurs de fonds et terminer en queue de poisson le projet de restituer l'armée, ce qui ferait de lui un exécutant aux ordres de l'étranger ; ou bien maintenir souverainement sa décision en qualité de mandataire démocratiquement élu par son peuple sur la base de ses promesses électorales. Dans ce dernier cas, il s'imposerait une fois pour toutes comme un chef aux yeux de ses concitoyens et du monde.
Rappelons au passage qu'en plus de la communauté dite internationale, des Haïtiens ont exprimé quelque réticence face à ce projet. Réaction, il est vrai, compréhensible chez ceux qui furent autrefois victimes de l'armée, en attendant qu'ils puissent voir d'eux-mêmes qu'il s'agit de mettre sur pied une nouvelle force militaire qui ne soit pas à l'image de l'ancienne. D'autres semblent essayer de tirer un avantage politique de l'arrêté présidentiel de 1995 prononçant la dissolution de l'armée. Il s'agit là d'une minorité qui martèle à l'envi son refus et préfère, sans le dire, que notre sol soit indéfiniment foulé par les bottes étrangères d'une Minustah, dont les membres perçoivent un salaire bien plus élevé que ce qu'il faudrait payer à des militaires nationaux. Fidèles à l'enseignement de l'ex-président costaricain Oscar Arias, ils s'appuient sur l'exemple du Costa-Rica qui a aboli son armée, en omettant de dire qu'à côté de sa police, le Costa-Rica s'est doté par la suite d'une « Fuerza Publica » et que l'armée américaine y a été autorisée à installer des bases militaires sous prétexte de combattre les narcotrafiquants et de participer à l'action humanitaire. Précisément des attributions qui devraient incomber, chez nous, à une nouvelle armée d'assistance au développement et de défense du territoire. Le temps sera bientôt révolu où les armées ne servent qu'à faire la guerre et où, en période de paix, on souhaite que les militaires restent à monter la garde oisivement dans leurs casernes.
Il est facile de constater, à travers les conversations et les interventions sur les médias, que malgré les excès du passé, beaucoup d'Haïtiens ont gardé un lien affectif avec l'armée. Nombreux sont les peuples qui se définissent par un moment fondateur de leur histoire. Quant à l'Haïtien, il se considère fondamentalement et à juste titre comme héritier de la geste de Vertières, où nous avons vaincu, sous la conduite de l'armée indigène, des troupes étrangères qui venaient de remporter des victoires sur d'autres champs de bataille. La majorité silencieuse favorable au rétablissement de l'armée tarde à se faire entendre de manière organisée. Le gouvernement pourrait appeler ces Haïtiens à clamer haut et fort leur adhésion à son projet, à travers des manifestations ou même un grand défilé symbolique. Pareil témoignage de soutien devrait rassurer les sceptiques et stabiliser l'opinion, tant à l'intérieur qu'au-delà de nos frontières.
Dans un arrêté publié le 2 décembre 2011 par le journal officiel Le Moniteur, le gouvernement Martelly a rappelé une disposition de la Constitution de 1987 en vertu de laquelle il doit exister dans le pays une « Force Publique Nationale divisée en deux corps distincts : l'Armée et la Police ». Il a ainsi réaffirmé le principe de l'existence d'une armée en Haïti, sans pour autant abroger de manière explicite les arrêtés de janvier et décembre 1995, par lesquels Aristide avait réalisé un tour de passe-passe en intégrant d'abord les membres de l'armée dans une Force de Police intérimaire, pour ensuite dissoudre cette dernière au bénéfice de la Police Nationale Haïtienne. Ainsi donc était appelée à disparaître notre institution militaire. Par ledit arrêté, Martelly a aussi formé une commission d'organisation de la composante militaire de la force publique. Il a, peu de temps après, annoncé à des journalistes qu'il serait malgré tout en mesure de financer son projet. Rien ne sera définitivement acquis jusqu'au jour où la nouvelle force militaire sera effectivement mise sur pied.
On s'attendait donc, lors de la déclaration présidentielle du 18 novembre dernier, anniversaire de la victoire de Vertières, à une répudiation claire et définitive des mesures adoptées contre l'armée en 1995. Martelly, qui vient de faire le tour des anciens locataires du Palais National, se veut peut-être un homme de conciliation, mais une grande partie de la nation est restée sur sa faim pour n'avoir pas entendu, lors de ladite commémoration qui se voulait solennelle, une déclaration sans ambages marquant une rupture nette de ce gouvernement avec les atermoiements de ses prédécesseurs en ce qui concerne le rétablissement de l'armée. Car, depuis le licenciement illégal des militaires en 1995, le pays n'en est pas à sa première commission d'étude sur le rétablissement de l'armée. Il est temps que l'actuel président assume pleinement son rôle de chef par-delà les réticences et les tergiversations. La victoire de Vertières fut réalisée grâce à l'indomptable détermination d'un commandant en chef en dépit du refus de participation d'un groupe de Congos, les collabos de l'époque, qui soutinrent les ennemis de notre future nation plutôt que de se rallier à nos pères fondateurs dans l'assaut final contre l'esclavagisme. Oui, il existait déjà à l'époque une collusion internationale hostile à l'armée indigène, entre des puissances étrangères qui devaient ensuite déclarer un embargo de plusieurs décennies contre notre pays nouveau-né. Aujourd'hui, à la place des pays européens, ce sont le Canada et les États-Unis qui constituent l'avant-garde de l'opposition à l'existence d'une armée haïtienne. Pareils aux loups qui gardent la bergerie, ils ont un intérêt commun à s'arroger la gestion de la force publique en Haïti, tout en imposant, afin de donner le change, des militaires d'autres nationalités grassement entretenus par la trésorerie onusienne.
Au cours d'une récente interview téléphonique avec un ancien militaire haïtien, ce dernier m'a affirmé que le principal obstacle au rétablissement de l'armée était l'étranger. Quand je lui ai demandé pourquoi, d'après lui, c'était le cas, sa réponse m'a plongé dans la réflexion : l'armée était restée la seule institution vraiment opérationnelle en Haïti, possédant des structures dans la capitale, les villes de province et les campagnes. Maintenant, l'armée une fois écartée, les étrangers vont partout et s'impliquent où ils le souhaitent. Cela m'a fait penser aux superficies convoitées à travers le pays par les promoteurs immobiliers pour leurs casinos et leurs stations touristiques ; sans parler de l'attrait de nos ressources minières encore inexploitées, de nos milliers d'hectares de terres à l'abandon et de la main-d'oeuvre à bon marché qui pourra peupler les ateliers de sueur. Cela m'a aussi rappelé les propos d'un parlementaire américain selon lequel on devrait faire d'Haïti un autre Porto-Rico. Je les avais entendus à Capitol Hill, lors d'une audition parlementaire précédant l'envoi des troupes d'occupation américaines en Haïti par le gouvernement Clinton afin de préparer le retour d'Aristide.
Le même officier cité plus haut avait son bureau au Grand Quartier-Général lors de l'assaut lancé en 1995 par des militaires américains partis du palais national alors occupé par Aristide. Les locaux furent saccagés et le personnel maltraité. Il est difficile d'établir les dessous de cette affaire, mais quelques jours plus tard, c'était l'assassinat, toujours par les soldats américains, d'un groupe d'enrôlés haïtiens jouant aux dominos dans un poste militaire du Cap-Haïtien.
Il faut enfin un vrai chef à la nation haïtienne. Un chef qui décide au nom de son peuple et de ce qu'il croit être l'intérêt de son pays, quoi qu'en disent ou pensent les "Blancs". On aura beau construire hôtels, écoles et hôpitaux, qui va les protéger et comment en assurer à long terme la sécurité sans une armée capable de seconder la police contre les malfaiteurs de toutes sortes ? Comme l'a reconnu le récent arrêté présidentiel, il faut une force nationale fiable pour assurer la relève de la Minustah. Ces militaires étrangers sont à l'évidence surpayés, de même que les prétendus conseillers en sécurité qui viennent se dorer sur nos plages. Rien que pour la période comprise entre le séisme de janvier 2010 et le début du mois de novembre dernier, l'entretien de cette armée étrangère de plus de douze mille membres a coûté plus d'un milliard et demi de dollars. Le dégraissage progressif de ces effectifs devrait permettre la mise en place d'une force militaire nationale pour remplacer la Minustah.
Les arguments anti-armée qui focalisent la question sur le comportement reproché à des militaires d'un autre temps relèvent d'une logique tournée vers le passé, qui conduit le plus souvent à un dialogue de sourds. Comment peut-on encore brandir la menace de la réapparition de l'armée d'autrefois ? Comment s'imaginer des bataillons composés de quinquagénaires et de petits vieillards aujourd'hui dans le troisième âge ? D'ailleurs, plusieurs des vilains notoires de l'ancienne armée ne pourraient répondre à l'appel parce que depuis longtemps morts et enterrés. Il nous faut une armée jeune, une armée citoyenne capable de participer de manière productive à la construction du pays. À titre d'exemple en matière budgétaire, l'armée chinoise, composée de plus de deux millions et demi de membres, soutient largement ses frais par son travail dans l'agriculture et l'industrie. La Chine n'est en guerre contre aucun autre pays, mais elle a conservé son armée et s'est, en peu de temps, hissée au rang de troisième puissance économique mondiale. Chez nous, une armée d'assistance au développement, débutant avec un effectif réduit, pourrait à la longue produire un rendement suffisant pour servir d'accélérateur à la production nationale et à l'économie, voire finir par se financer elle-même.
Nos jeunes militaires doivent être animés de la détermination des combattants de Vertières, de la volonté du dépassement de soi et d'un patriotisme inébranlable, dont l'exemple doit leur venir d'en haut. Débarrassés des fonctions policières de l'ancienne armée, ils pourront, comme je l'ai suggéré dans de précédents articles, travailler aux côtés de la population pour reconstruire le pays en temps de paix et encadrer le peuple, en cas de péril national, grâce à une formation militaire dispensée par la nouvelle armée à tous les jeunes désireux de l'acquérir pour défendre la patrie.
Président Martelly, la tâche est lourde et nos futurs citoyens-soldats doivent pouvoir regarder vers vous. Soyez le chef qu'ils attendent. Dites non aux diktats des bailleurs de fonds. Tout en faisant usage de l'adresse diplomatique dont vous vous êtes jusqu'ici montré capable, exigez d'eux qu'ils rectifient l'alignement et respectent vos décisions, dans votre travail au service du peuple haïtien. Demandez-leur de vous laisser le champ libre dans l'utilisation transparente de l'aide étrangère, selon ce que l'État haïtien percevra comme les nécessités de l'heure. Mettez-les en position de vous dire pourquoi vous ne pourriez financer une force haïtienne adaptée aux circonstances du moment, alors qu'il est possible de trouver des centaines de millions pour une Minustah qui ne sert quasiment à rien. Dites-leur, comme nos ancêtres, que nous voulons rester maîtres chez nous, même s'il faut pour cela se passer de leur argent. Le peuple vous a élu pour sa survie, mais que ce soit dans la dignité.
Teddy Thomas
teddythomas@msn.com
Le 16 décembre 2011
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