"Devoir de mémoire pour nos victimes du devoir''
« Une grande Nation, dont le destin a souvent été tragique, n'a rien à craindre de la vérité » (ROBERT BADINLER; 1992)
On se souvient! Le 6 Mars 1996, au cours d'une rencontre entre un ex-Président, des chefs de gangs (l'armée rouge) de Cité Soleil et certains policiers affectés au commissariat de cette commune, une jeune policière du nom de Marie Christine Jeune déclara : «La constitution m'interdit de serrer les mains d'un bandit armé. S'ils remettent leurs armes à la police je ferai la paix avec eux, Mr. le Président. » Cette déclaration, certains diraient naïve, d'autres courageuse, lui a couté la vie puisqu'elle fut, le lendemain, violée, torturée puis assassinée. Loin d'un regard subjectif de cet acte portant sur les homicidaires présumés, l'objet de notre démarche, plutôt objective du point de vue criminologique, cherche à questionner les réactions sociales face à cet évènement à la suite duquel la policière a été tuée. Cette démarche, n'ayant aucun visé de politique partisane, consiste à susciter des réflexions au sein de la PNH quant à sa légitimité au niveau interne, surtout, sur le rôle primordial de la hiérarchie dans la commémoration des victimes policières et certaines actions vers la commémoration des victimes du devoir. Quant aux pouvoirs politiques, de ne pas commettre les mêmes dérives politiques, de ne pas verser dans l'autoritarisme où le Prince c'est l'État.
Une signification.
La déclaration faite par Marie Christine Jeune, en la mettant dans son contexte, fait d'elle l'héroïne de la Police Nationale d'Haïti (PNH). De cette institution, elle fut la première à faire preuve d'un tel courage et de croire dans l'avènement d'un État de droit en Haïti. Durant cette période, bon nombre de policiers voulant s'enrichir rapidement et monter dans la hiérarchie cherchaient la bénédiction, comme on le disait dans le milieu policier, de « l'homme de Tabarre ». Pourtant, Marie Christine, comme tant d'autres, choisissait de faire au quotidien son travail policier qui consiste à protéger et servir la population de ce vaste bidonville (Cité Soleil) du Département de l'Ouest.
«La constitution m'interdit de serrer les mains d'un bandit armé. S'ils remettent leurs armes à la police je ferai la paix avec eux Président». Le Président d'alors ordonnait aux policiers de faire la paix par la poignée de main symbolique avec un chef de gang du nom de « Jeneral Titi ». Comprenant que c'est aux « criminels » d'abandonner leurs activités criminelles, de cesser d'endeuiller les familles haïtiennes en déposant leurs armes à feu, Christine surmontait sa peur d'être remerciée de la PNH sur ordre express du Président et d'affronter le chef de gang en question et ses lieutenants aux risques de sa vie.
Elle prenait la parole pour dire NON au Président sachant que la PNH, étant constitutionnellement établie, ne saurait négocier la paix avec des « hors la loi » politisés. Christine s'était élevée parmi les grands de notre époque et devrait être considérée comme un franc allié du principe américain selon lequel qu' « on ne négocie pas avec les terroristes ». Elle croyait dans les valeurs républicaines et celles de la primauté du Droit comme étant un processus menant vers un idéal démocratique. On reconnait, certes, que l'État est souverain mais, limité par le droit constitutionnel. En 1956, Winston Churchill eut à dire à ce propos: «Voici une loi qui est au-dessus du Roi et que même le Roi ne doit pas violer. Cette réaffirmation d'une loi suprême et son expression dans une Charte générale est la grande valeur de La Grande Charte "Magna Carta". Ce qui en soit même justifie le respect qui lui est accordé par le peuple.». L'État de droit est aux antipodes d'un État chaotique ou anarchique dans lequel les lois seraient inexistantes ou bien ne seraient pas respectées, appliquées ou observées.
Par son courage, cette policière se tenait debout au nom, non seulement de la PNH mais, surtout, celui de toutes les victimes (primaires, secondaires et tertiaires) d'alors et d'aujourd'hui. Impossible de citer tous les policiers victimes de leur devoir depuis la création de la PNH mais, on se rappelle nombreux sont ceux et celles tués lors des évènements de 2004; les assassinats en série des policiers Walky Calixte, Jevousaime Marcelin et Jean Richard Ernst Cayo dans la commune de Carrefour; En 2011, l'ancien directeur de la PNH, Monsieur Mario Andrésol, annonçait qu'«au cours des cinq dernières années, 278 policiers ont été tués» (Radio Métropole : 2011), soit en moyenne 55 policiers par année, ou au moins 1 policier par semaine. Le porte-parole de la PNH avançait que : « De janvier 2014 à nos jours, 10 policiers ont été tués et 11 autres blessés contrairement à l'année dernière où 12 agents des forces de l'ordre avaient perdu la vie et 19 autres blessés ». De toutes ces déclarations, il n'a jamais été mention du statut des enquêtes judiciaires, le nombre de cas résolus, etc…Juste des données statistiques.
Une certaine légitimité.
Ce qui nous concerne, c'est l'inertie sociale (la société civile, les familles des victimes, les policiers, etc.), institutionnelle (le système judiciaire – police, tribunaux, prison) voire, étatique (les pouvoirs publics) face à ce type de criminalité, ayant pour cible les policiers et l'institution étatique que ces derniers représentent, qui affecte l'essence même de l'État, soit sa capacité de protéger ses agents qui, à leur tour, assureront la protection des vies et des biens de la population. Combien de présumés assassins de tous ces policiers, victimes du devoir, qui ont été traduits en justice? Ici, on parle de légitimité par les résultats.
Dans ce contexte, le pouvoir politique apparait fragile par son incapacité de maintenir l'Ordre, puisque ces agents d'application de la loi et de service d'ordre sont systématiquement ciblés et tués. Pourtant, « Le maintien de l'ordre est la quintessence même de la fonction gouvernementale. Non seulement la légitimité du pouvoir est pour une large part dépendante de sa capacité à maintenir l'ordre, mais l'ordre constitue le critère permettant de dire si un pouvoir politique existe ou non» (Loubert DEL BAYLE; 2006). Donc, s'en prendre à la police, c'est de s'attaquer aux pouvoirs étatiques. Si la réponse institutionnelle n'en est rien de proportionnelle face à ces meurtres à répétition, la PNH, en particulier, en sortira aussi affaiblie et verra sa légitimité fragilisée. À bien des égards, la PNH, étant une des institutions d'implémentation de la politique criminelle du pouvoir politique, doit sa légitimité à sa capacité de répondre aux demandes sociétales en matière de sécurité, de maintien de l'ordre, de la garantie des libertés individuelles, etc. Qu'en sera-t-il si la PNH n'arrive pas à garder même une certaine légitimité à l'interne (par responsabilisation institutionnelle), c'est-à-dire, auprès de ses propres agents? Le policier a besoin d'être convaincu de sa protection auprès de l'institution pour laquelle il est appelé à faire le sacrifice ultime, le jour venu. Cette assurance se traduit en des équipements de meilleure qualité, des formations de haute qualité, d'une sécurité sociale appropriée, d'un salaire compétitif, d'être un justiciable à part entière (n'en déplaise à certaines organisations dites de « sociétés civiles »). Convaincu, le policier sera motivé pour maintenir et rehausser cette légitimité si importante pour l'institution et, en dernier recours, pour le pouvoir politique. Il faut que les pouvoirs publics, y compris la hiérarchie de la PNH, comprennent qu'il est nécessaire que le policier ait confiance dans l'Institution. (Sujet d'un prochain article).
Un devoir de mémoire.
Dans toutes les sociétés, même autoritaires, on commémore les morts considérés comme victimes et/ou héros. Ce devoir des mémoires collectives « ne sert pas seulement la défense de valeurs abstraites et une construction identitaire, il s'inscrit aussi et avant tout dans un objectif de reconnaissance, souvent lié à la revendication très concrète de droits ».
En Haïti, pourquoi commémorons-nous nationalement nos héros d'antan ayant fait le sacrifice ultime, l'exploit inédit pour Haïti? Quid de nos victimes? C'est dans le but de garder leur mémoire vivant dans l'imaginaire collectif haïtien, mémoire qui permet de réfléchir sur le contexte historique, la dimension et la reconnaissance des actes posés, la leçon historique, la transcendance vers l'identification et la construction d'une identité nationale, etc…
La société haïtienne, le pouvoir étatique, la PNH surtout, ont un devoir de mémoire envers Marie Christine Jeune. Cette policière incarne certaines valeurs dignes de toute institution policière : le courage comme élaboré plus-haut; la compassion par le sentiment d'empathie envers les victimes de ce groupe criminel armé lorsqu'elle parlait en leur nom, espérant de mettre fin à leur souffrance.
Des petites actions.
La PNH en accord avec le Conseil Supérieur de la Police Nationale (CSPN) et le gouvernement devraient décréter le «6 Mars, Journée commémorative des victimes du devoir ». Des victimes du devoir, ce sont tous ceux et celles exerçant une fonction officielle de sécurité publique de proximité qui sont morts dans l'exercice de leur fonction ou des suites de celui-ci. Dans cette catégorie, on trouverait les policiers, les militaires, les pompiers, les agents pénitentiaires, les ambulanciers.
Aussi, ce sera le jour officiel de décorer les agents des services de sécurité publique, selon des catégories comme, comportement exemplaire, acte de courage individuel et/ou collectif, compassion, etc…
Ensuite, on construirait une authentique place publique du souvenir avec une statue grandeur nature de Marie Christine Jeune comme l'héroïne contemporaine des services publics de sécurité et d'application de la loi en Haïti. Les artefacts et/ou les symboles publics servent tous aussi à identifier les mémoires collectives d'une société.
Enfin, c'est de créer des supports de type littéraires, artistiques, académiques, des récits et même des décisions judiciaires, etc…afin de partager et de transmettre ce genre de mémoire. C'est toute une nécessité car, cette démarche ayant pour objectif de construire certaines représentations sociales déboucherait sur un sentiment de cohésion au sein des policiers.
Tout compte fait, l'absence des mémoires consiste à se verser dans une certaine amnésie collective délibérée en répétant les mêmes erreurs du passé. Les conséquences sont nombreuses, entre autres, celle d'absence de réflexion sur des expériences tragiques, mais d'une vertu pédagogique et thérapeutique majeure. Donc, se priver de mémoires, d'expériences fondamentales, c'est de se rendre vulnérable aux aléas du choix de l'oubli. La société, l'institution policière (la PNH), les pouvoirs publiques et, en dernier recours, la démocratie en sortiront gagnants des réflexions et débats que provoquent les mémoires, surtout celle du feu policière, Marie Christine Jeune, sur la question de la primauté du Droit en Haïti.
L'auteur : Maitre en Criminologie Appliquée (Université d'Ottawa), ancien policier de la PNH (95-98), deux missions internationales (MINUSTAH 2010-11 et 2013-14), policier de la Ville d'Ottawa (Canada).
Références:
FRANCOISE MAYER, « David El Kenz, François-Xavier Nérard, éds., Commémorer les victimes en Europe», Cahiers du monde russe [En ligne]
HAITI PRESSE NETWORK. (2014), La police haïtienne était hyper-professionnelle… Édition du 23 Octobre. [En ligne].
LOUBERT DEL BAYLE J. L. (2006), Police et politique: une approche sociologique, Paris, L'Harmattan.
PERSPECTIVE MONDE. (2014), État de droit, Université Sherbrooke, [En ligne].
RADIO MÉTROPOLE HAITI (2011), La PNH commémore ses 16 ans, Édition du 13 juin. [En ligne].
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RESEAU CITADELLE : LE COURAGE DE DIRE LAVERITE!!!
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) dixit Abraham Lincoln.