Depuis l’investiture du président provisoire, Jocelerme Privert, le 14 février dernier, une situation de tension règne au sommet de l’Etat. Le discours de Privert le 7 février, lors président de l’Assemblée nationale, avait une allure on ne peut plus cavalière et annonçait déjà les couleurs de la confrontation. Dans la cour du Palais national, le jour de l’investiture, le Premier Ministre Evans Paul, ainsi que les membres de son gouvernement, ne reçurent pas l’accueil protocolaire dû à leur rang durant la cérémonie. Le président a snobé le pouvoir judiciaire et cherche depuis quelques semaines à déstabiliser l’institution parlementaire dont il est issu.
Ramenons-nous à la date du 2 mars où, sur les ondes de Magic FM, le président a tenu des propos qui, par la suite, ont été contredits tant par des déclarations que par des actes. Ce 2 mars, monsieur Privert avait admis que le gouvernement sortant, y compris le Premier Ministre, doit rester en place pour la gestion des affaires courantes jusqu’à l’installation d’un nouveau gouvernement. Il a été jusqu’à reconnaitre qu’aux termes de la Constitution haïtienne, il existe bien une différence entre un gouvernement investi et un gouvernement installé. Tandis que l’investiture peut précéder la ratification, par le Parlement, de la politique générale du Premier Ministre ; en aucun cas il ne peut se faire qu’un gouvernement soit installé sans recevoir l’onction parlementaire. Il est bien entendu que l’investiture se fait au Palais National par le Président de la République, alors que l’installation s’effectue au poste de travail de l’intéressé, en l’occurrence la Primature, et inaugure son entrée en fonction. En tout état de cause, seul un gouvernement installé peut entrer en fonction. Donc, le Premier Ministre nommé et investi n’est pas encore en fonction.
L’investiture de monsieur Fritz Alphonse Jean n’en fait pas encore un Premier Ministre. Il va de soi que monsieur Evans Paul et son gouvernement doivent rester en poste. La question n’est pas du tout anecdotique. Car elle implique que l’administration de l’État doit continuer à fonctionner sans interruption. Tout décaissement de fonds nécessite la signature du titulaire d’un ministère en tant qu’ordonnateur des dépenses. Et celles-ci se font sur une base quotidienne et au gré des besoins. De la sorte, ni le Premier Ministre ni aucun ministre du gouvernement sortant ne peut se soustraire aux responsabilités que lui imposent ses fonctions – même finissantes.
Lorsque cette semaine, il a affirmé ne pas reconnaitre Evans Paul comme Premier Ministre, le président Privert n’a pas fait que se contredire, il a aussi malheureusement décrété le blocage de l’administration publique in extenso. Car, cette non-reconnaissance ne concerne pas que monsieur Paul mais tout le gouvernement dont il est le chef ; et ce, au nom du principe de solidarité gouvernementale.
Même dans l’hypothèse d’une démission formelle de monsieur Paul, l’article 165 de la Constitution de 1987 amendée prévoit que le gouvernement, sous sa houlette, doit continuer à expédier les affaires courantes. Dans l’éventualité d’une « incapacité permanente dûment constatée du Premier Ministre ou de son retrait du poste pour raisons personnelles, le président choisit un Premier ministre intérimaire parmi les membres du cabinet ministériel ».
A la lumière de ce qui précède, même si le gouvernement devait fonctionner sans monsieur Paul, il ne saurait se retrouver sous le leadership d’un Premier Ministre « simplement investi ». A la démission du Premier Ministre Laurent Lamothe en décembre 2014, la ministre de la Santé publique, madame Florence Duperval Guillaume, a dû le remplacer ad interim, conformément à l’article 165 suscité.
L’on comprend donc mal que le président Privert, faisant face à une situation singulière où les membres du gouvernement, menacés de « lynchage », ont du se replier chez eux pour continuer à liquider les affaires courantes, ait instruit les ministres de regagner leur poste à l’exclusion du Premier d’entre eux. Ceci n’est conforme ni à la lettre ni à l’esprit de la Charte fondamentale de la Nation.
Les écarts du président provisoire ne se limitent pas hélas ! aux contradictions ci-dessus rapportées, mais s’étendent à des prises de décisions du moins irrégulières, sinon illégales. Est-il dans les attributions d’un Secrétaire Général de la Présidence d’ordonner à un ministre de l’Économie et des Finances le décaissement de fonds à transférer sur le compte d’un directeur départemental de ce Ministère, fût-il pour répondre à une situation d’urgence ? Qui en seront les ordonnateurs, pour être utilisés à quelles fins ? Est-il compréhensible que la Présidence ait directement recours à l’administration de la Banque Centrale, pour bloquer tous les chèques émis par l’administration quelle que soit l’institution concernée et envoie au compte-gouttes la liste des chèques à libérer, ce qui explique que même des décaissements réguliers pour le fonds de pension des employés de l’EDH ont été retournés à l’institution Avec toutes les plaintes exprimées concernant des chèques retournés, cette mesure concernerait-elle aussi des projets en cours au risque d’aggraver une situation économique déjà très fragile? Concernerait-elle aussi le paiement des factures des compagnies sous contrat avec l’Etat dont un risque non souhaité pour l’économie est la mise en faillite de certaines de ces entreprises? Est-il normal que le président de la République ait décidé d’opérer des changements à la tête de l’institution policière sans consulter au préalable le Conseil Supérieur de la Police Nationale (CSPN) ?
Dans le premier cas, le ministre des Finances a bien fait de relever l’irrégularité d’une telle requête qui engage ses responsabilités directes dans la manière dont les fonds seront utilisés parce que son directeur n’est qu’un délégataire de son autorité. Dans le second cas, l’initiative pourrait être perçue comme un acte d’instrumentalisation de la Police. Objectivement, cela ne fait que fragiliser cette institution qui au contraire demande à être consolidée et renforcée.
Pour comble d’affaiblissement institutionnel, la Présidence s’est rabaissée à éconduire le Premier Ministre Evans Paul. On en veut pour preuve que ce dernier a été sommé, en pleine réunion de travail avec ses ministres, de restituer toutes affaires cessantes ses véhicules de fonction et son cortège. Dire que la Loi octroie à tout ancien Premier Ministre, et pendant les deux années consécutives à la cessation de fonction, un traitement au diapason de la dignité de la fonction qu’il occupait. En outre, l’incident survenu au portail d’accès de la Résidence Officielle des Premiers Ministres n’honore pas la Présidence. Pour rappel, une unité du Corps d’intervention et de maintien de l’ordre (CIMO) était postée devant la Résidence pour en interdire l’accès au Premier Ministre Paul. Pourquoi dépêcher le CIMO, alors qu’il n’y avait aucune nécessité pour ce faire ? La Résidence officielle des Premiers Ministres sise à Musseau est normalement sécurisée et gardée par des policiers ordinaires en uniforme postés en point fixe dans les parages. Tant pour les véhicules que pour l’accès à la Résidence, la Présidence aurait pu jouer la carte du fair-play en accordant un préavis à monsieur Paul pour tout restituer.
Dans un climat politique de méfiance généralisée et de polarisation politique et idéologique, la présidence provisoire, en optant pour la confrontation, met à mal la recherche du consensus et du vivre-ensemble. Tous les faux pas faits, depuis le 7 février, par le Palais National ne sont pas de nature à rasséréner les citoyens qui veulent le dialogue, les pourparlers à des fins d’apaisement et de stabilisation.
La Présidence semble délibérément avoir choisi de ne pas moucheter son fleuret dans ce combat pourtant amical. Est-ce une forme larvée de diversion visant à occulter des desseins inavouables et inavoués ? Quelle est l’économie de tout ça ? On ne le voit pas. S’il y a quelque chose pour lequel Evans Paul est connu, c’est sa propension au dialogue, sa modération, son discours apaisant, son entregent facile. On aurait pu capitaliser sur ces « vertus » pour une transition harmonieuse. Privert a choisi de ne pas le faire. On ne sait trop pourquoi. C’aurait été la voie la plus facile, la voie du consensus et de l’entente cordiale. L’affrontement est annonciateur du chaos, de l’anarchie.
Les immenses défis auxquels est confronté le pays auraient dû porter les élites politiques à faire l’économie de cette bataille inutile et insensée pour le contrôle du pouvoir. Elles auraient dû penser à entamer le dialogue sur les différentes visions et approches pouvant aider à sortir la République des ornières de la misère et du sous-développement. Le chaos, la catastrophe, nous voulons croire que des politiciens ne les provoquent pas à dessein! Dans l’intérêt de notre pays, de notre population, nous sommes en droit d’attendre d’eux qu’ils travaillent à renforcer nos institutions et les mettre en valeur et en capacité pour que l’Etat soit en mesure de satisfaire les besoins urgents et légitimes de la population.