samedi 30 janvier 2010

Depuis Port-au-Prince, frappée par le séisme, l'écrivain haïtien Lyonel Trouillot nous envoie chaque jour sa chronique de l'après.


Quatorze jours après le séisme, on a sorti un survivant des décombres du collège Canapé-Vert, où ont péri quelque deux cents personnes, formateurs et apprenants. On crie au miracle. Miracle, peut-être. Mais un jour il faudra aussi parler de quelques choix qui font honte aux humains. Par exemple "la sécurisation" du périmètre d'un supermarché effondré sur des dizaines de clients, dans les heures qui suivirent le tremblement de terre. Pour protéger le coffre ou le dépôt de marchandises. Difficile de chercher les vivants. Deux dames âgées qui ont pu récupérer le cadavre de leur fille et nièce veulent sortir leur voiture et emporter leur morte. Interdiction. L'une des dames se révolte et dit à l'agent : je vous passe la voiture sur le corps . Dans ce cas précis, on aura joué la marchandise contre les humains. On pourrait aussi parler de quelques médecins en bonne santé qui n'ont pas offert leur aide pour soigner les blessés. Il y en a même quelques-uns, possesseurs de visas ou de cartes de résident qui ont préféré partir. Fuir. L'attitude de solidarité qui caractérise le gros de la population haïtienne n'empêche pas de dénoncer les quelques bassesses et lâchetés. Au contraire. La petite histoire des réactions à l'horreur du tremblement de terre contient aussi sa part d'horreur.
Les journalistes, comme les autres humains, se suivent et ne se ressemblent pas. Il y en a un qui veut me faire dire que l'émission de télévision à laquelle participeront à Paris une quinzaine d'écrivains tient de la démagogie. Irez-vous ? Sauf si on m'assure un retour dans les deux jours qui suivent l'émission. Cela ne veut pas dire que c'est de la démagogie. C'est une bonne chose qu'elle ait lieu. Contre les clichés et les caricatures. L'attitude des journalistes est un élément majeur de l'actualité. Il y a ceux qui cherchent le sensationnalisme, le mauvais côté des grandes et des petites choses. Et ceux qui suivent les faits et leur donnent leur place dans le vaste ensemble. Le travail des médecins, toutes nationalités confondues. Les difficultés, les réussites.
"On ne peut pas remplacer le silence par la légèreté"

Retour au pays du Premier ministre. Il était au Canada. L'accueil de la communauté haïtienne n'était pas chaleureux, selon certains témoignages. Ses priorités : l'aide immédiate aux sinistrés et la reconstruction de l'administration publique. En attendant, devant la résidence (détruite) de l'ambassadeur de France (il n'existe pas de représentation diplomatique du Sénégal en Haïti) des citoyens veulent des renseignements sur la vie au Sénégal et les conditions de l'éventuel voyage. Le président du Sénégal (précipitation, mauvaise blague ou "solidarité raciale") a promis des terres aux Haïtiens qui voudraient habiter l'Alma Mater. Le voilà pris au mot...
Le ministre de l'Éducation nationale parle de mars pour la réouverture des classes. On comprend mal l'intérêt de sa déclaration. D'autant qu'il ne dit ni comment ni pourquoi. On s'attendait à ce qu'il y ait un appel aux responsables des institutions scolaires, à une évaluation des pertes humaines, très lourdes, dans le corps enseignant, des pertes matérielles, immenses. Quand un ministre avance des dates sans état des lieux ni concertation ni projet élaboré après une telle catastrophe, cela a de quoi inquiéter. On ne peut pas remplacer le silence par la légèreté.
Port-au-Prince semble une ville vivante. Des habitants sur les ruines, dans les rues, occupant les places et tous les espaces non couverts. Les gens commencent à se retrouver. Des amis. Des collègues de travail. On apprend qu'un tel a perdu un parent, un enfant. Mon ami Marc-Endy. Membre de l'Atelier jeudi Soir. Quand la maison s'est écroulée, il s'est rendu compte que l'enfant était mort, il fallait sauver sa compagne. Il a laissé l'enfant sous les décombres pour porter sa femme et lui chercher des soins. Il a passé la nuit auprès d'elle. Le lendemain, il est retourné à la maison détruite. Il a pris le corps de son enfant et il l'a brûlé. Puis il a ramassé les os et il les a mis dans une boîte, en attendant qu'un jour (qui peut savoir quand ?) il puisse les enterrer comme on a l'habitude ici d'enterrer les humains. Depuis la catastrophe, je n'ai encore revu qu'un petit nombre de mes amis. Moi qui ai fait métier de conter des histoires, j'ai très peur de celles qui m'attendent

(Dernier livre paru : Yanvalou pour Charlie , Actes Sud, prix Wepler 2009)

Les précédentes chroniques de Lyonel Trouillot :

JOUR 7 - L'activité principale consistera longtemps à compter les morts

JOUR 6 - Quel chat a pris la langue de l'exécutif ?

JOUR 5 - Faits divers de nos mauvais jours

JOUR 4 - Les nouvelles du matin

JOUR 3 - À Port-au-Prince, les scènes et les odeurs contrastent

JOUR 2 - La colère au réveil

JOUR 1 - Haïti, vivre avec la mort

Aucun commentaire: