Par Jean-Claude Bajeux
Centre Œcuménique des Droits Humains
Au bout de vingt-deux ans, la Constitution de 1987 émerge toujours comme un point de référence pour la construction d’un état de droit, comme le chemin obligatoire pour un peuple en mal de démocratie. Elle survit parmi les soupirs, les cris et les angoisses d’un peuple livré au désordre des choses, aux appétits toujours renaissants des profiteurs, et à une situation de violence viscérale dans un climat de destruction et des relents acides de sang.
La Constitution de 1987 est-elle responsable de ce jeu de chaises musicales de gouvernements improvisés, cette débâcle d’un pays où toutes les initiatives semblent incapables d’établir l’ordre de la loi, les séquences du savoir, l’accès de tous au travail et à la sécurité, sans parler de la simple propreté des rues et des marchés ? Malgré le oui quasi unanime (1,268,980) des votants, cette Constitution n’a cessé de rencontrer, dans la pratique, des critiques acerbes : ce serait elle, par exemple, la responsable de l’instabilité.
Dès le départ, l’institution du CEP (Conseil électoral) a été la cible de gouvernement militaire (CNG). Il fallut des semaines de manifestations, avec ses blessés et ses morts pour que les militaires redonnent à cet organisme le rôle prévu pour l’organisation des élections («la seule autorité en matière électorale »).Cette concession ne fut qu’apparente. Des morts, ciblées, se succédèrent dont l’avocat Lafontant Joseph et Yves Volel. Ce dernier tenait entre ses mains la Constitution et sa toge d’avocat quand il reçut deux balles à bout portant devant le département de la police.
La première élection sous l’égide du CEP et de la Constitution, le dimanche 28 novembre 1987 avorta sous les coups de feu des militaires et les machettes des assassins à ruban rouge. A Port-au-Prince, la cible principale fut l’école Argentine Bellegarde, à l’impasse Vaillant, au haut de Lalue, où sont morts 24 votants (dont un couple revenu de diaspora spécialement pour voter), des membres du bureau de vote et 1 journaliste étranger. A travers le pays, l’armée «fit son devoir ». Il y eut plus cent morts et blessés. Les responsables de cette triste épopée ne furent jamais poursuivis. Les noms des victimes n’ont jamais été réunis. Hans Christoph Buch, globe-trotter infatigable, a publié un livre qui rassemble pour la postérité ses reportages sur des massacres qui ont marqué l’actualité mondiale de ces dernières années. On peut donc trouver dans « Archipel de la douleur » le récit de ce « Dimanche sanglant. Anatomie d’un massacre ».
Ce ne sont pas seulement les militaires qui s’opposaient à l’idée d’une institution indépendante souveraine en matière électorale. Ils avaient été rompus à l’idée que les militaires nomment les présidents et qu’il ne fallait jamais donner raison à un civil contre un militaire. D’autre part, alors que bien des pays d’Amérique Latine avaient développé un « Droit Electoral » et abouti à des Institutions indépendante et autonomes, les juristes haïtiens, jacobins, napoléoniens, acceptaient mal cette innovation juridique comme aussi la création d’un poste de Premier Ministre.
De gouvernement transitoire en gouvernement transitoire, de compromis à compromis, les règles, les procédures, les institutions prévues par la Constitution de 1987 ont été contournées. Le blocage de la justice continue. Il y eut pourtant un moment, l’élection du Père Aristide, le 18 décembre 1990, qui semblait marquer, enfin, l’étape de l’entrée en démocratie. Ce ne fut pas le cas, malheureusement, à la fois par une résistance sourde à l’idée même de démocratie et aussi, on le sait, parce que ce n’était pas le souci dominant de ces nouveaux responsables politiques.
D’où cette dérive vers une troisième dictature, l’attraction vers un pouvoir absolu, cette tragédie vécue par Dessalines et Christophe, et tant d’autres jusqu'à la pathologie exorbitante de Duvalier. Mais cette fois, ce fut une navigation, dans un style fantaisiste, dans une ambiance d’anarchie généralisée et, en fin de compte, dans une impuissance totale à balayer notre pas de porte. L’exode du peuple haïtien, prenant parfois l’allure d’un sauve-qui-peut a continué, continue et continuera, nous privant d’une masse de savoir-faire et de talents. Les bonnes intentions sont isolées et paralysées. L’espoir et la volonté de sortir de ce marécage, de cette histoire quotidienne, marquée de paralysie et fragmentée de deuils et de catastrophes ne se concrétisent pas. Tous les problèmes ont été dix fois analysés. Toutes les solutions ont été vingt fois proposées. Que peut faire encore la parole ? Le silence serait-il sagesse ? Qui sera à la hauteur de cette crise historique ?
Pourtant la Constitution du 29 mars 1987, avec parfois son langage imprécis, avec ses antinomies, avec le projet de certaines composantes administratives impraticables, continue cependant à nous tracer le chemin à suivre, le chemin des libertés, le chemin de l’Etat de droit, le chemin du développement. Il n’y en a pas d’autre. Pénétrer en démocratie. Appliquer une justice intégrale. Ouvrir le pays aux courants de modernité. Sortir de la solitude misérabiliste. Balayer la maison. Nettoyer la ville de ses fatras. Emmener nos enfants à l’école. Leur apprendre à chanter et à danser. Admirer le coucher de soleil sur la Gonâve. Vivre en paix. Participer à la création du futur. S’insérer dans la Caraïbe. Ouvrir les bras au monde. Réconcilier la terre et l’eau.
Mais cette porte que nous offre la Constitution de 1987 est une porte étroite. Pour passer cette porte, nous aurons à faire des choix, apprendre la séquence des désirs possibles, abandonner le vertige maléfique du pouvoir personnel. Au contraire, il s’agit de cerner la vie par des jalons qui indiquent les normes. Après ces 22 années dominées par l‘apparition en plein jour de tous les démons, la hantise de l’assiette au beurre et de la chasse des dissidents à coups de fusil, après ces vagues de destructions, des petits jeux des grands malins, ces années vécues sans plans pour le futur, sans calendrier et comme toujours sans comptabilité, où le pouvoir instaurait son théâtre et se trouvait envahi par la farce, une farce qui nous coûte cher, très cher, une farce mortelle, à tous les niveaux de la vie sociale et politique.
C’est par cette porte étroite qu’il faut entrer et suivre, sans tricher, les cheminements, les procédures, les obligations contenues dans la Constitution du 29 mars 1987 pour la réviser, dénouer le nœud de ses contradictions, raffermir et préciser son langage. Cela demande, comme on le sait, une suite d’opérations minutieuses et coûteuses : une élection sénatoriale dans 15 jours, la présentation des changements à effectuer le deuxième lundi de juin, de nouveau des élections en novembre, députés et sénateurs pour le rendez-vous du premier lundi de janvier 2010 afin de voter les articles remis à neuf.
Les bénéfices à tirer de ces exercices d’obéissance à la Constitution seront immenses. Car il est temps de travailler à consolider les choses au lieu de les aider à disparaitre. L’entrée en démocratie est à ce prix. Tout doit être fait pour que tout se fasse dans la conscience de notre responsabilité historique au delà de nos petites et grandes querelles de famille.
Jean-Claude Bajeux
29 mars 2009