Nesmy Manigat nesgat@gmail.com @nesgat
Récemment, Eddy Martínez, directeur exécutif du Centre d'exportation et d'investissement de la République dominicaine (CEI-RD), informait que son pays était en passe d'exporter pour la première fois de son histoire pour 10 milliards de dollars de biens et services, sans compter les 4 milliards pour le tourisme et les quelques 700 millions en services technologiques. Quant aux exportations vers Haïti, le haut fonctionnaire dominicain faisait remarquer que les exportations de biens et de services dépasseraient un milliard de dollars pour l'année 2012, en comparaison aux 600 millions en 2009 d'avant le tremblement de terre et aux 60 millions pour l'année 2000. Une progression fulgurante en 10 ans. Rien de grave si parallèlement les 5 dernières années d'exportations haïtiennes cumulées de biens et services vers la République dominicaine n'étaient pas que de 60 millions de dollars. Ainsi vient de s'écouler une décennie de conquête silencieuse du marché haïtien, sans partage, sans entraves majeures, sans négociations. Une capitulation totale de l'appareil productif national. Nos politiques s'en lavent les mains. "Je ne suis pas technicien", répondent en général nos élus dès qu'on aborde des questions autres que politiques. Il ne fait aucun doute qu'en Haïti on brûle de passion pour la «politique», entendons par la conquête du pouvoir, mais relègue à l'arrière-plan les sujets d'intérêt quotidien pour les citoyens qui sont laissés à la merci de conférences de bailleurs de fonds, d'ONG ou d'universitaires, etc. Aujourd'hui, l'idée de l'établissement d'un accord commercial de «libre-échange» entre les deux pays vient d'être une fois de plus remise à l'ordre du jour par la République dominicaine en la personne du nouveau président élu à la récente présidentielle, Danilo Medina, qui a rejoint le chorus d'industriels et de fonctionnaires dominicains qui souhaitent une plus grande transparence , des règles du jeu plus clairs au niveau des douanes et des frontières. S'il est évident que la République dominicaine n'a plus besoin d'une table de négociation pour pénétrer le marché haïtien, déjà rendu totalement ouvert depuis les libéralisations unilatérales des années 90, elle a toutefois besoin de normes prévisibles pour les prochaines années afin d'orienter son appareil productif, ses investissements et ses exportations. Faut-il un accord commercial de libre-échange ? La question pose débat en Haïti, à entendre déjà certains responsables manifester cette fois publiquement leurs désaccords. Une certaine opinion publique haïtienne questionne toujours le protectionnisme dominicain vis-à-vis de certains produits manufacturés en Haïti. Les règles ne sont pas en effet claires pour tous. C'est justement une des raisons pour lesquelles il faut des normes et des instruments d'arbitrage pour anticiper et éviter des distorsions, des malentendus inutiles qui conduisent certaines fois à des abus et des violences regrettables. C'est plus d'un milliard de dollars de transactions commerciales qui sont laissés à l'appréciation des règles commerciales d'un autre âge, ou à la discrétion de douaniers et autres fonctionnaires. En effet, ce sont les lois et règlements datant du début du XXe siècle qui régissent le commerce exponentiel entre Haïti et la République dominicaine. Que ce soit dans le domaine des échanges frontaliers de biens et de services, du transport des marchandises, lesquels entraînent même des conflits entre syndicats de camionneurs des deux pays, de la mobilité du travail, ou dans celui des investissements de part et d'autre de l'île, tout est décalé, désuet. Ce n'est pas sans raison que la contrebande s'est autant installée de part et d'autre de la frontière. Aujourd'hui, avec ou sans une offre exportable consistante vers la République dominicaine, Haïti doit organiser son commerce extérieur et mieux gérer ces flux énormes actuels et les promesses que tient ce potentiel marché de 30 millions d'habitants d'ici les prochaines années. D'où la nécessité d'un accord commercial avec la République dominicaine. L'accord n'est viable qu'entre deux « pays producteurs » ou « co-producteurs ». Si à court terme cet accord de libre-échange apparaît profitable à la République dominicaine, les gains ne sont guère durables tant qu'Haïti demeure dépendant de l'aide internationale avec un pouvoir d'achat assisté. Tout choc ou toute difficulté de reprise de l'économie haïtienne qui table sur une croissance économique de 10% en rythme annuel au cours des 5 prochaines années, et donc du pouvoir d'achat, représente une vulnérabilité de plus pour une économie dominicaine dont Haïti est devenue le second partenaire commercial avec 20% de ses exportations mondiales. Tout accord de libre-échange entre les deux pays n'a d'avenir durable que s'il génère suffisamment d'investissements et d'emplois productifs des deux côtés de l'île pour soutenir un véritable marché de 20 à 30 millions de consommateurs-producteurs. Il faudra dans un second temps le transformer en un modèle économique gagnant-gagnant. Là encore, Haïti part en désavantage mais pas sans solution. La réponse viendra de la capacité des politiques économiques en cours et à venir à créer des emplois productifs à travers le pays, notamment de l'investissement devant être fait dans le secteur agricole qui doit rester de toute façon un pilier. On sait que l'appauvrissement du monde rural haïtien est une menace constante à la stabilité du pays et de la région. Là aussi, le pays doit manifester une idée claire et visionnaire du futur de la production agricole et dépasser le seuil de dépendance face aux financements et priorités des bailleurs de fonds dans ce domaine. Sans revenir sur le passé récent des politiques qui ont conduit à la décapitalisation de ce secteur, il est plus qu'urgent de mettre en place les mécanismes permettant de promouvoir la nouvelle génération de PME/PMI agro-industrielles haïtiennes et/ou insulaires. Insulaires, parce que dans divers domaines, il sera aussi possible et souhaitable de réaliser des partenariats véritables avec des investisseurs dominicains qui permettent de mettre en valeur le potentiel dans des domaines clés, tels les zones franches (déjà partiellement en cours), l'agriculture biologique vers les marchés nord-américains et européens, le tourisme multi- destination, etc . Les défis immédiats pour la compétitivité d'Haïti Mettre en place un dispositif haïtien de compétitivité et faire mieux que les 750 millions de dollars d'exportations annuelles, voilà le défi de taille pour les prochaines années. Il est certain que la République dominicaine a une bonne longueur d'avance au regard du dispositif mis en place par fonctionnaires et investisseurs déjà aguerris par de multiples accords commerciaux avec la CARICOM, le marché commun de l'Amérique centrale, les États-Unis et l'Union européenne, etc. En effet, qu'il s'agisse du Plan National de compétitivité systémique, du Conseil national de promotion et d'appui à la micro, - petite et moyenne entreprise, du Fonds national d'innovation, de développement scientifique et technologique, il existe tout un appareil pour renforcer la compétitivité des biens et services dominicains sur les marchés intérieur et extérieur. En plus des facilités de financement, Haïti devrait s'inspirer du modèle dominicain de l'Institut de formation technique et professionnelle (INFOTEP), flanqué de la certification ISO 9001 qui, avec un budget de près de 50 millions de dollars pour cette année, prévoit d'offrir à près de 2 000 entreprises dominicaines des services visant à améliorer leur productivité et leur compétitivité. Il reste du chemin quand on considère l'efficacité de l'Institut national de formation professionnelle (INFP) avec son budget d'à peine 5 millions de dollars pour 2012. Resteront, certes, les facteurs traditionnels incontournables tels le manque ou le coût de l'énergie, les communications, etc. En conclusion, établir une concurrence équitable entre Haïti et la République dominicaine doit être le souci des négociateurs des deux pays. Pour ce faire, la liste est longue et bien connue déjà des fonctionnaires des deux pays rompus depuis des années au chapitre des discussions qui n'ont toutefois peu, carrément pas abouti. Qu'il s'agisse de l'harmonisation des tarifs douaniers, des normes zoo et phytosanitaires, de l'étiquetage des produits, ou de la gestion des passages à la frontière, etc. C'est aussi un prérequis pour créer une véritable confiance, un cadre et un espace de dialogue entre les peuples frontaliers et les deux pays. De là viendront, plus facilement, les synergies entre les deux pays pour la conquête conjointe de marchés extérieurs. L'échange- libre, sans règles adaptées, est en marche avec toutes ses promesses et ses imperfections. Les populations, en plus, n'ont pas attendu ni demandé la permission à personne. Il est grand temps que les politiques et les intellectuels de l'île rattrapent le temps perdu et négocient carte sur table un véritable accord commercial. La balle est aussi et surtout dans le camp haïtien : « redonner au monde rural le goût et les moyens de produire, être compétitif, négocier intelligemment ou disparaître ». Le marronnage nous a déjà rattrapé !