• Un câble diplomatique confidentiel en provenance de l'ambassade américaine en Haïti, par la suite rendu public par le site WikiLeaks, nous apprend que les États-Unis considéraient l'éventuel retour d'un des deux ex-présidents exilés, Jean-Bertrand Aristide ou Jean-Claude Duvalier, n'apporterait «rien d'utile».
Pourtant, l'un d'entre eux, l'ancien président à vie Jean-Claude Duvalier, dit «Baby Doc», est déjà de retour à Port-au-Prince. Et il a probablement obtenu l'accord préalable de Washington.
En 1971, à l'âge de 19 ans, «Baby Doc» reprend les rênes de la dictature haïtienne de son père mourant, François Duvalier, alias «Papa Doc». Il dirige le pays avec la même brutalité et la même avidité que son père, jusqu'à ce qu'il soit chassé du pouvoir et parte en exil en 1986. Pour quelle raison a-t-il bien pu se dire qu'il était judicieux de rentrer au bercail à présent?
À en croire les gros titres, il a commis une terrible erreur. Le 18 janvier, deux jours seulement après son retour, «Baby Doc» a dû comparaître devant un tribunal de Port-au-Prince, où il a été officiellement inculpé de corruption, détournement de fonds, blanchiment d'argent et assassinat. Mais les apparences sont parfois trompeuses.
En premier lieu, il y a le fait que les États-Unis et la France, où Duvalier a séjourné lors de son exil, ont certainement dû le garder sous surveillance. Washington et Paris devaient donc connaître son intention de retourner en Haïti. Ce sont sans doute eux qui ont poussé Jean-Claude Duvalier à rentrer chez lui: il a voyagé avec un passeport diplomatique dont la validité avait expiré depuis plusieurs années; on ne l'aurait jamais autorisé à embarquer dans un avion à destination d'Haïti si les gouvernements américain et français n'avaient pas donné, en douce, leur feu vert.
Deuxièmement, il se peut qu'il ne voie jamais l'intérieur d'une cellule de prison. Il a été libéré après l'audience sans même avoir à verser de caution. Le magistrat chargé de l'affaire dispose maintenant de 90 jours pour décider si les pièces à conviction sont suffisantes pour poursuivre l'ancien homme fort de Port-au-Prince. Or, beaucoup de choses peuvent se passer en trois mois.
Troisième point: «Baby Doc» a encore des partisans en Haïti, comme en témoigne la foule qui est venue le soutenir devant le tribunal à renfort de slogans. Cela fait 25 ans qu'il a quitté le pouvoir, or la majorité des Haïtiens (ils sont 10 millions) ayant moins de 25 ans, ils ne se souviennent pas des enlèvements, de la torture, et de l'assassinat des opposants aux Duvalier, père et fils, par la milice créée par le régime, Tonton Macoute.
En revanche, ils se rappellent leurs parents répétant que les Haïtiens vivaient mieux sous le régime des Duvalier. Et, hélas, ce n'est pas faux. Depuis, la population haïtienne a connu quelques intervalles de démocratie, ponctués de coups d'État militaires et d'interventions armées étrangères, mais le niveau de vie dans le pays avait déjà fortement chuté avant le terrible séisme de l'an dernier - au cours duquel 3 % de la population haïtienne a été tuée.
De sorte que Jean-Claude Duva­lier n'est pas un simple raté qui se fait des illusions (même s'il y a très peu de chances qu'il redevienne un jour président). Sa présence dans le pays effraie le président sortant, René Préval, et son successeur désigné, Jude Célestin - et c'était clairement voulu.
Depuis l'élection présidentielle de novembre 2010, Haïti vit une crise politique prolongée, avec des accusations de fraudes électorales qui fusent dans tous les sens. Les puissances étrangères - États-Unis, Canada et France - qui, de fait, dirigent le pays depuis 2004, ne souhaitaient pas voir une victoire du candidat de Préval (Jude Célestin). Elles ont donc veillé à ce qu'il ne puisse pas accéder à la présidence.
Préval avait une vision politique un peu trop indépendante à leur goût, bien qu'on ne puisse pas l'accuser de gauchisme. Elles ont dû craindre que Célestin ait lui aussi des idées bien à lui, c'est pourquoi elles ont fait en sorte que l'issue du récent scrutin l'empêche d'être au second tour.
Cela n'a pas été fait de façon très subtile. Célestin est arrivé second et, comme aucun candidat n'avait recueilli 50 % des voix, il aurait dû être admis au second tour. Seulement voilà, à la suite d'une «mission de vérification par des experts» (six sur les sept «experts» en question étaient Américains, Canadiens ou Français), les résultats ont été modifiés.
Un grand nombre de suffrages accordés à Célestin a été annulé, le reléguant à la troisième place. Il n'y a pourtant pas eu de nouveau comptage des voix. Le «comité de vérification» a simplement rejeté 234 feuilles de pointage, essentiel­lement dans des quartiers pro-Célestin, sans même se donner la peine d'examiner plus de 90 % des bulletins de vote.
L'homme qui affrontera désormais le favori, Mirlande Manigat, au second tour, selon ces «experts», est le musicien le plus populaire en Haïti, Michel Martelly, dont la Maison-Blanche sait qu'il est pro-Washington. Si cette décision est maintenue, Célestin est fini. Mais le gouvernement de René Préval continue de la contester. Il fallait donc lui faire peur..., d'où l'entrée en scène de «Baby Doc».
Du moins, c'est probablement ce qui se joue ici, aussi aberrant que cela puisse être. Pourquoi pas? Après tout, les développements politiques d'Haïti n'ont que très peu d'incidence sur les États-Unis, le Canada ou la France.
La politique haïtienne est prise dans des complexités et turbulences dues au fait que la plupart de ses personnages clés n'ont aucune loyauté, si ce n'est vis-à-vis de leurs propres intérêts. Mais tant que l'autre ex-dirigeant en exil, Jean-Bertrand Aristide, ne revient pas dans le jeu politique, cela n'a quasiment aucune importance pour les pays étrangers. S'il réaccédait au pouvoir, Aristide - qui vit actuellement en Afrique du Sud - pourrait jouer dans les Caraïbes un rôle comparable à celui d'Hugo Chavez au Venezuela. Mais il n'en est pas question pour le moment.
Ce qui se produit à l'heure actuelle en Haïti est analogue à ce qu'on appelle le mouvement brownien. Il n'y a aucun enjeu majeur pour les puissances extérieures, mais étant donné que la musique continue, elles se croient obligées de gesticuler. C'est absurde et inutile, mais, finalement, parfaitement normal.
Lire l'article:http://www.capacadie.com/chroniques/2011/1/27/la-politique-haitienne-victime-dinterventions-exterieures-absurdes
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