Toute démarche de planification du développement durable commence par l'inventaire des ressources disponibles. Les ressources peuvent être naturelles (eau, sol, forêt, mines, biodiversité, etc), humaines (population en quantité, qualité et organisation), économiques (entreprises de production de biens et de services) et culturelles (langue, religion, art, folklore, histoire, bâti, etc) et bien évidemment, toute forme de combinaison des susdites ressources. Le gros bon sens laisse alors entendre qu'il faut bien connaître de telles ressources pour mieux les gérer. Dans la pratique, il n'a pas toujours été ainsi. C'est pourquoi il existe des risques de non-exploitation, de sous-exploitation, de surexploitation et de gestion non durable des ressources en question. La mauvaise gestion des risques observés a pour conséquence inéluctable la pauvreté de masse, la misère, le sous-développement et la faillite de l'Etat-Nation.
LE BESOIN D'INVENTAIRE
Dans tous les secteurs de la vie nationale, il y a un besoin immense d'inventaire et cela fait partie des problèmes structurels auxquels je me réfère souvent pour montrer que la gestion exclusive du conjoncturel conduit à la ruine de la nation. Les rares inventaires déjà effectués dans le pays (flore, faune, mines, ressources en eau, population, etc) sont partiels, aléatoires et n'ont pas été suivis de plans d'action appropriés. La plupart de ces inventaires fragmentaires ont été réalisés par des étrangers ou conservés dans les bibliothèques d'outre-mer. Il est effarant de constater qu'on continue à recenser la population sans pouvoir identifier le citoyen. Dans notre pays, il est difficile voire impossible de savoir qui est propriétaire de quoi, en l'absence d'un cadastre fonctionnel et de livres fonciers régulièrement mis à jour. L'insécurité foncière alimente l'insécurité environnementale, laquelle augmente la vulnérabilité des populations et des écosystèmes. Il n'existe pas d'inventaires complets (localisation, situation, état général, signes particuliers, etc) de nos monuments historiques, de notre système national de fortification, de nos péristyles, de nos temples religieux, de nos gaguères, de nos experts nationaux, de nos sambas, de nos marchés ruraux, de nos points d'eau et de nos cascades, de nos contes et de nos chants sacrés, de nos légendes, de nos entreprises de production de biens et de services et de nos recettes gastronomiques. Dit autrement, on ne se connaît pas et on ne connaît pas le milieu qui nous entoure. Comment voulez-vous alors qu'on puisse gagner la lutte contre la pauvreté de masse, créer la richesse et lancer le décollage économique ?
Des exemples encourageants
Le ministère de l'Agriculture des Ressources naturelles et du Développement rural (MARNDR) vient de publier, avec l'aide de l'Union européenne (côté financement) et de la FAO (Food Agricultural Organization, côté assistance technique) les résultats de notre premier recensement général de l'agriculture (RGA) pour l'année de référence 2008 / 2009. Certes, les données provenant des recensements périodiques de 1950, de 1971 et de 1982 conduits par l'IHSI (Institut haïtien des statistiques et de l'informatique) ont rendu de très grands services sans pouvoir combler, toutefois, le vide laissé par l'absence d'un système formel de statistiques agricoles sans lesquelles il est impossible d'estimer la production agricole, de formuler et d'appliquer des politiques agricoles conséquentes et cohérentes. Par exemple, j'ai vécu, comme tant d'autres, avec beaucoup d'amertume dans le cœur, la désinvolture avec laquelle on estimait la production du café, la principale denrée d'exportation du pays pendant un temps relativement long. On connaissait seulement, par la douane, le volume réel de café exporté mais on ignorait la quantité qui alimentait le circuit de contrebande à destination de la République dominicaine. Le docteur Pierre Sylvain, un Haïtien d'origine, l'une des sommités mondiales en caféiculture, faisait remarquer que pour connaître la production nationale de café, on estimait un rendement à l'unité de superficie qu'on multipliait par une superficie totale couverte en café, superficie qu'on n'a jamais mesurée non plus (en se contentant des estimations fantaisistes dérivées à partir du chiffre originel légué par les colons français pour Saint-Domingue). Pour évaluer la consommation nationale de café, on estimait une consommation par tête d'habitant qu'on multipliait par un chiffre de population également estimé. Après avoir vécu un pareil mépris des statistiques agricoles, on ne peut qu'applaudir au vu de la démarche du ministère du Commerce et de l'Industrie qui vient de lancer le recensement national des entreprises haïtiennes. Encore faut-il que cette démarche soit inscrite dans une logique rationnelle de gouvernance.
La logique rationnelle de gouvernance
C'est vrai que l'inventaire des ressources disponibles constitue le premier pas d'une démarche de bonne gouvernance en matière de planification du développement. Mais il ne faut pas s'arrêter en si bon chemin si on veut entrer dans la modernité. Après l'inventaire, il convient de définir une stratégie et après la stratégie, des politiques publiques appropriées, et après les politiques publiques, un plan d'action suivi de la mise en place d'un système de suivi-évaluation. Dit autrement, après le recensement national des entreprises, le MCI, imperturbable et serein, devrait concevoir une stratégie nationale de développement des entreprises, formuler des politiques publiques d'accompagnement et mettre en route un plan d'action approprié. On peut toujours objecter que d'autres ont réussi sans avoir suivi cette logique implacable. Celle-ci tire son origine justement de l'expérience de ceux-là qui avaient réussi là où plusieurs autres avaient échoué. Christophe Colomb dut son succès au fait que son plan avait été minutieusement préparé : il avait l'appui des souverains de l'Espagne et du Portugal, il disposait d'une information de qualité, il était relativement bien équipé et il connaissait son métier. Dit autrement, il faut compter avec la volonté politique, la connaissance technique et les ressources nécessaires pour réussir de grands projets. (C'est pourquoi il n'y a que l'administration publique qui puisse réaliser de tels inventaires qui sont en lien avec les problèmes structurels tout en étant porteurs d'effet structurant).
Un parti politique ne peut pas remplacer l'Etat dans ce domaine particulier. Le rôle de celui-là est de veiller à ce que celui-ci (l'Etat) aille dans la bonne direction, d'indiquer, le cas échéant, de bonnes orientations pour l'action gouvernementale et de tirer les conséquences quand la gouvernance est mauvaise. Mais il ne revient pas aux partis politiques d'élaborer des plans utopiques sans inventaire aucun c'est-à-dire sans relation avec le réel. Un projet politique est différent d'un projet technique.
L'exemple d'un projet politique d'intérêt
A supposer que le MCI se sont lancé dans son entreprise pleine de promesses sans avoir eu un projet politique c'est-à-dire sans avoir fait une lecture politique de la réalité et sans avoir émis les hypothèses adéquates pour savoir dans quel sens orienter les politiques publiques à venir afin d'obtenir les résultats escomptés, un objectif spécifique du recensement général des entreprises viserait, par exemple, augmenter la pression fiscale, rendre les riches plus riches, rendre les pauvres moins pauvres, stimuler les petites et moyennes entreprises ou à offrir les mêmes opportunités à tous les entrepreneurs en mettant fin à la politique d'exclusion. Dans ce dernier cas, une approche politique exigerait de remonter à l'histoire économique de la nation. L'on verrait qu'il y a eu trois étapes particulières dans l'évolution historique de nos entreprises. Pour résumer disons que la première étape est celle où les entrepreneurs ruraux (agriculteurs, artisans et madan Sara) ont été ignorés et exploités par l'Etat prédateur. La seconde étape a vu le second cycle d'exploitation des entrepreneurs ruraux par les agro-exportateurs et leurs acolytes dans le secteur public (les banques, la classe dirigeante) et le secteur privé (les spéculateurs en denrées et les intermédiaires de toutes sortes). La troisième étape est caractérisée par l'émergence de nouveaux entrepreneurs issus de la classe moyenne sans changer fondamentalement la donne pour les entrepreneurs ruraux. Ces derniers constituent la classe majoritaire des entrepreneurs qui croupissent dans l'indifférence de l'Etat Providence, toujours prompt à voler à leur secours pour leur faire l'aumône de circonstance sans penser à leur libération politique et à leur intégration pleine et entière dans l'économie nationale. Une vision politique de la démarche du MCI commanderait de rendre justice à qui justice est due.
En guise de conclusion
Edmond Paul, du Parti Libéral au XIXe siècle, faisait remarquer que nos élites se comportaient comme si la condition paysanne était de produire du café pour que d'autres puissent l'exporter à leur profit et qu'il aurait fallu, pour changer les choses, faire en sorte que le paysan encaisse plus de 60 % de la valeur internationale d'un sac de café au lieu de 20 %. Il n'a jamais été écouté. Plus d'un siècle après, en 1987, sous pression de la Banque mondiale, l'Etat haïtien a accepté de baisser les taxes à l'export au profit du producteur sans rien faire, néanmoins, pour que ce dernier puisse bénéficier effectivement de cette mesure si tardive. En effet, il n'y avait plus de café ou presque, après deux siècles de mauvaise gouvernance. Quel pourcentage de la valeur internationale d'un kilogramme de mangues est reçu, aujourd'hui, par l'entrepreneur agricole ? L'exploitant agricole est-il un entrepreneur ? Certains poussent la plaisanterie jusqu'à faire une distinction subtile entre entreprise agricole qui produit pour le marché et l'exploitation paysanne qui fait une large place à l'autosubsistance. Comme si M. Goldenberg ne boit pas de l'eau qu'il produit ! Le moment est venu d'établir une passerelle fonctionnelle entre le recensement général de l'agriculture et le recensement général des entreprises pour que la profession agricole soit reconnue comme telle et qu'un statut régulier soit octroyé à l'agriculteur aux mains calleuses. Et si les députés et sénateurs accordaient un peu d'attention à la pétition déposée 2007 au Parlement, avec un avant-projet de loi portant modernisation de l'agriculture haïtienne !
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