La CPI n’enquêtera pas en Afghanistan.-
Par Stéphanie Maupas Publié le 13-04-2019
[ Les juges ont estimé que la procureure, Fatou Bensouda, n’a aucune chance de parvenir à arrêter les auteurs de crimes et conduire des procès. ]
Les juges de la Cour pénale internationale (CPI) ont rejeté, vendredi 12 avril, toute enquête sur les crimes commis en Afghanistan. Faute de coopération de Kaboul et de Washington, les magistrats estiment qu’aucun procès ne pourrait aboutir et qu’une enquête ne servirait donc pas « les intérêts de la justice ».
La procureure de la Cour pénale internationale (CPI) n’enquêtera pas sur les crimes commis en Afghanistan, du moins pas maintenant, ont décidé les juges dans une décision rendue le 12 avril. En novembre 2017, Fatou Bensouda avait demandé l’autorisation d’ouvrir une enquête pour les crimes commis par les talibans, les services de sécurité afghans, les forces américaines et internationales, la CIA et le nouvel acteur du conflit, l’État islamique. La procureure souhaitait aussi enquêter sur les prisons secrètes de la CIA pour des tortures commises contre des Afghans enlevés et interrogés en Pologne, en Roumanie et en Lituanie.
La Cour ne peut mener des affaires sensibles
Pour les juges, la Cour est compétente, les crimes sont graves, mais une telle enquête ne servirait pas « les intérêts de la justice ». Ils estiment que la procureure, Fatou Bensouda, n’a aucune chance de parvenir à arrêter les auteurs de crimes et conduire des procès. Le contexte international n’est pas favorable. Le bureau du procureur n’a pas été capable de tenir un seul procès solide depuis 15 ans et n’est donc pas prêt. L’affaire serait donc vouée à l’échec. La décision a suscité les protestations immédiates de professeurs de droit international et d’organisations de défense des droits de l’homme. La FIDH a dénoncé « une décision inacceptable et honteuse », tandis que HRW accuse « un coup dévastateur pour les victimes ».
Pour les juges, il n’y a aucune chance que les protagonistes du conflit coopèrent avec la Cour. Ni les talibans, ni Kaboul, ni Washington. Mais s’ils le font en termes légaux, ils reconnaissent ainsi avoir cédé à la pression américaine. Si les États-Unis ont, depuis l’ouverture d’un examen préliminaire (une étape préalable à l’enquête) du procureur, il y a 11 ans, toujours tenté de peser, de façon discrète, pour empêcher la poursuite de leurs ressortissants, ils ont, à partir de septembre 2018, menacé publiquement la Cour.
Le faucon John Bolton et Donald Trump promettaient tour à tour de détruire la juridiction dont Washington n’a jamais ratifié le traité fondateur. Début avril, le Secrétaire d’État, Mike Pompeo, mettait en œuvre le programme de sanctions dirigé contre toute personne liée à l’enquête, en révoquant le visa de la procureure Fatou Bensouda. Les pressions de ces trois fervents défenseurs de la torture l’auront donc emporté. La Cour avait pourtant obtenu un soutien de plusieurs capitales et de l’ONU contre les menaces de Washington.
Kaboul jouait le jeu
Du côté de Kaboul, le pouvoir afghan avait, au cours des dernières années, joué « le jeu » de la justice internationale, en prenant une série de mesures lui permettant de juger les auteurs de crimes devant ses propres tribunaux, si la Cour devait s’emparer d’une affaire visant ses forces de sécurité, police et services de renseignement. Le statut de Rome, code pénal de la Cour, avait été traduit en dari et pashto et le code afghan complété de sorte à permettre aux magistrats du pays de juger, le cas échéant. Car la Cour n’intervient qu’en dernier recours. Si un État n’a ni les moyens ni la volonté politique de conduire lui-même les procès. S’ils jugent eux-mêmes, elle est ainsi disqualifiée.
À Kaboul, le Afghanistan Analyst Network estime que le pouvoir peut désormais souffler, car « pris entre son obligation légale de coopérer avec la Cour et sa dépendance totale à (…) un gouvernement américain implacablement opposé à la Cour, la perspective d'une enquête de la CPI était horrible. » Aucun gouvernement n’est prêt à coopérer les yeux bandés dans les enquêtes de la Cour, tous régimes confondus, dictatoriaux ou démocratiques. C’est à la Cour, juges et procureurs, de mettre en place des stratégies contraignantes, qui nécessitent une connaissance fine des enjeux et des réseaux politiques à l’échelle locale et géopolitique, sans perdre de vue leur finalité : rendre justice.
Le soutien des victimes à l’enquête en Afghanistan
En rendant leur décision, les juges infligent aussi un sérieux revers aux victimes afghanes. Sollicitées pour dire si elles pensaient qu’une enquête serait contraire aux « intérêts de la justice », elles avaient massivement, et au mépris des risques qu’elles encourraient, invité la Cour à s’engager, notamment, parce que « le gouvernement actuel en Afghanistan ne peut pas maîtriser les chefs de guerre en Afghanistan et de nombreux crimes sont perpétrés, mais, par peur, personne ne peut faire entendre sa voix. »
Les menaces continuent de Washington
Cette décision était très attendue à La Haye, Kaboul, Washington, mais aussi Jérusalem. Immédiatement après la décision, Donald Trump a salué « une grande victoire », pour menacer de nouveau la Cour de toute tentative de poursuites contre des responsables israéliens pour la colonisation des territoires occupés et la guerre de 2014 à Gaza, dont la procureure a été saisie par les Palestiniens.
Aucun ressortissant américain, aucun représentant d’un pays allié ne tombera dans les filets de la Cour, c’est le message. La décision consacre les critiques émises par l’Union africaine depuis l’émission de mandats d’arrêt contre l’ex-président soudanais Omar el-Béchir il y a dix ans. Plusieurs États africains lui reprochaient d’être l’outil de politiques occidentales de changement de régime. Des critiques que la magistrate gambienne, Fatou Bensouda, espérait contrer en lançant son enquête. Mais la justice internationale reste celle des vainqueurs. Depuis les négociations diplomatiques établissant la Cour, en 1998, les États-Unis bataillaient contre la toute-puissance de la Cour. La décision sur l’Afghanistan ne renie pas la force du droit, mais souligne la faiblesse des hommes de loi.
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