Haïti six mois plus tard: une journaliste lance un S.O.S.
Daphnée Dion-Viens |
(Québec) Journaliste haïtienne engagée, Nancy Roc a travaillé comme correspondante à Port-au-Prince pour différents médias comme CNN, la BBC, CBC et TV5. Menacée de mort en 2005, elle a dû s'exiler et vit maintenant à Montréal où elle continue d'animer l'émission Métropolis, diffusée sur les ondes de Radio-Métropole à Port-au-Prince. Six mois après le tremblement de terre, Mme Roc lance un cri d'alarme.
Q Quels sont les principaux défis auxquels est confronté Haïti présentement?
R Il n'y a pas de place pour reconstruire. Haïti n'a ni l'argent ni l'équipement pour nettoyer les rues des milliers de tonnes de gravats qui s'y trouvent toujours. Le président haïtien a dit qu'avec 1000 camions qui travaillent huit heures par jour, ça prendrait quatre ans pour déblayer la capitale. Or, aujourd'hui, on constate que non seulement il n'y a pas assez de camions, mais la population est très dense, donc c'est difficile de faire ce travail. La Croix-Rouge a estimé que le volume de débris est 25 fois supérieur au 11 septembre 2001 alors qu'il n'y a pas de machinerie lourde à Port-au-Prince. Il faut lancer un appel aux amis d'Haïti pour aider au déblaiement parce que sinon, ça va prendre énormément de temps. Tous les pays veulent reconstruire Haïti, mais il faut déblayer d'abord.
Q Est-ce que le mécontentement de la population est grandissant?
R Absolument. La grogne a commencé il y a environ deux mois. Il y a eu une trêve pendant la Coupe du monde de soccer - le football en Haïti, c'est sacré - parce que le gouvernement a installé des écrans géants dans les camps pour regarder les matchs, alors le peuple était content. Mais là, on va passer aux choses sérieuses. Les gens sont très inquiets, avec l'approche des ouragans et il y a les élections qui s'en viennent fin novembre. Maintenant, c'est non seulement l'opposition politique mais aussi la société civile qui va reprendre la mobilisation contre le gouvernement. Et lorsque la société civile se met en branle, c'est une autre affaire.
Q Qu'est-ce qu'on reproche au gouvernement du président René Préval?
R La situation se corse du point de vue politique. Le pays a besoin d'un président qui respecte les citoyens et qui les écoute. Or, M. Préval a récemment renforcé son pouvoir et n'écoute pas les appels à la concertation. L'opposition et les partis politiques réclamaient par exemple la démission des membres du Conseil électoral provisoire (CEP) qui sont corrompus et totalement soumis au chef de l'État. Mais pendant la Coupe du monde, René Préval en a plutôt profité pour confirmer les membres du CEP. Il a dit que rien ne lui fera changer d'avis. C'est ce qui a allumé la mèche. La société civile, dans une déclaration conjointe publiée ce jeudi, reproche au président d'aller jusqu'à sacrifier les institutions nationales aux intérêts politiques et économiques d'un petit groupe et de faire preuve d'indifférence envers la population.
Q Au lendemain du séisme, plusieurs observateurs ont souligné l'importance de reconstruire Haïti sur de nouvelles bases. Est-on en train de manquer le virage?
R Absolument. Nous pensions tous que le séisme aurait permis de créer un sursaut de la conscience nationale, mais ce n'est pas ce que nous avons constaté. Nous revenons aux jérémiades politiques et le chef de l'État veut tout pour lui tout seul. Haïti ne peut pas faire face seul aux conséquences de ce séisme alors ce n'est pas M. Préval seul qui peut y faire face. Pourquoi ne pas aussi tendre la main à l'opposition et aux organisations de la société civile? Malheureusement, M. Préval démontre encore qu'il n'a pas changé. Vu l'importance de la crise humanitaire en Haïti, je pense que les Haïtiens ne l'accepteront pas.
Q Quel est le degré de responsabilité de la communauté internationale dans la grogne actuelle?
R Les gens ne comprennent pas pourquoi toute cette mobilisation, tous ces efforts internationaux en faveur d'Haïti n'aboutissent pas sur le terrain. Comme l'a déclaré récemment le secrétaire général des Nations unies, Ban Ki-moon, le peuple haïtien ne peut pas se nourrir de promesses. Pour l'instant, tout reste au stade de promesses. On attend toujours. On dit que la communauté internationale attend le résultat des élections pour débloquer les fonds. Mais le prochain gouvernement sera en place en janvier, on ne peut pas se permettre d'attendre. La frustration est en train de bouillir, les gens ne voient pas d'amélioration de leurs conditions et on ne sait pas à quoi ça peut mener. On risque de se diriger vers une crise politique qui pourrait se greffer à une crise humanitaire. On est vraiment sur une chaudière, comme on dit chez nous. Si on attend le résultat des élections pour agir, ça va péter.
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