L'élection de Michel Martelly donne lieu à une série de de plaintes, protestations, indignations témoignant d'un refus de l'évidence : il a été élu et bien élu, avec environ 67% des voix. La démocratie a parlé. Rien ne sert de pleurnicher sur le mode des lamentations de Jérémie et de parler de "déroute de l'intelligence", de "République exterminatrice", de "poison d'avril" et d'employer, sur un ton qui relève du délire verbal, tout un langage d'apocalypse. Qu'est-ce qui empêche d'analyser les causes de la défaite de Mme Manigat et du succès de Martelly ?
Le temps des ruptures en Amérique Latine
Dans les années 90, on a vu arriver au pouvoir en Amérique Latine une série de dirigeants qui n'étaient pas prévus par les météos politiques traditionnelles : Evo Morales, un Indien président en Bolivie (c'est une première dans ce pays à majorité d'Indiens !), Lula, un syndicaliste sans diplôme prestigieux au Brésil, suivi par une femme, Dilma Roussef, des femmes présidentes au Chili et en Argentine. En Haïti le signal avait été donné par l'élection d'un prêtre, un "curé des bidonvilles" sans grande formation politique non plus, le père Aristide. L'Amérique du Nord a vu deux outsider non prévus par la météo politique : Barak Obama et une gouverneure du Canada, femme noire et immigrée. Dans la mesure où la classe politique traditionnelle est engluée dans un certain immobilisme et enfermée dans sa bulle de verre, comme un aquarium au milieu de l'océan, les réponses politiques en termes de message électoral ont donné lieu à des "surprises".
La campagne de Mme Manigat : une anthologie de ratages
La plus grande partie de l'aura de la candidate tient au statut d'ancienne première dame, un peu à la Hilary Clinton et à son profil respectable. Cependant son âge tout aussi respectable a pu être un handicap dans un pays où la jeunesse de la majorité de la population est actuellement déterminante. L'image de Manman pèp la est devenue caduque dans un pays qui a été très mal gouverné par des figures paternalistes :Papa Doc et ses tontons macoutes, suivi d'un Baby Doc. Papa, Tonton, bébé, bonjour la famille ! La déroute de l'intelligence était celle du petit père du peuple, le père Aristide. Se présenter comme une "mère du peuple" n'était pas une très bonne idée. D'autant plus que cette mère respectable annonçait "une pantalette en acier"! Il y avait déjà eu le "kanson fè" de Paul-Eugène Magloire. Ce langage de "pantalette en acier" n'est pas très compatible avec la respectabilité de la première dame. Au lieu d'apparaître comme une maman sauveur, pourquoi n'a-t-elle pas mis en évidence une équipe à nouveau visage, dont elle serait la coordinatrice ? Elle a moins utilisé le créole que Martelly, dans un pays essentiellement créolophone malgré une francophonie très officielle. Le ratage majeur est celui de ses positions équivoques sur les OGM et le gros monstre Monsanto qui les symbolise. Les OGM et Monsanto c'est la mort de l'agriculture paysanne haïtienne, celle des "moun an deyo", les gens du dehors, puisque c'est ainsi qu'on appelle nos paysans. En dehors ? Pas si sûr... Le mouvement de Martelly s'appelle précisément Repons peyizan. Il serait intéressant de regarder quels sont les départements où Martelly a fait un bon score.
Des changements profonds
De l'après Duvalier aux années Préval l'immobilisme et les jeux politiques parlementaires ont continué, au grand désespoir de la population. Pardonnez moi l'expression en créole : mouch yo chanje men kaka bèf la la toujou. (Les mouches ont changé mais la bouse de vache est toujours là). Ce qu'on oublie, en particulier une certaine bourgeoisie intellectuelle, ce sont au moins 4 choses :
- la bombe démographique que représente une masse de population jeune confrontée à une absence de perspective d'avenir. Avant on pouvait naje pou soti , nager pour s'en sortir, mais les Etats-Unis sont eux aussi confrontés à une crise économique grave.
- la grande masse paysanne des "gens du dehors" qui depuis l'indépendance est mise hors jeu de la vie politique, sauf quand elle intervenait sous forme de révoltes ou quand elle suivait des potentats locaux d'avant l'Occupation Américaine (1915-1934).
- l'intervention du peuple comme acteur électoral. Le peuple s'est mis à voter, notamment depuis l'élection d'Aristide et si on ne sent pas ses frustrations profondes on est fortement pénalisé.
- le rejet d'une certaine classe politique discréditée. C'est ce que traduit le choix de non-professionnels de la politique, comme ce fut le cas pour le prêtre Aristide. Le séisme en Haïti a révélé l'ampleur des dysfonctionnements en matière d'infrastructure et de bricolage administratif généralisé. Les privilégiés (woch nan dlo disait Aristide) peuvent s'en sortir mais la grande masse, non. Le choc du séisme a radicalisé le besoin de changement.
On saura très vite
Que fera Martelly ? Il est évidemment trop tôt pour le savoir. Sera-t-il plus proche d'un Hugo Chavez, d'un Jerry Rawlings ex-président du Ghana ou retombera-t-il dans les travers de ces dernières années ?
On le saura très vite.
Rafael Lucas
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