vendredi 12 février 2021

Nicolas Charles Manigat : 5 novembre 1930 – 8 février 2021.-


La ville du Cap-Haitien et l’Institut Universitaire des Sciences juridiques et du Développement régional (INUJED) sont en deuil de l’une de leurs personnalités les plus marquantes qu’ils aient connues, comme individu, professeur, avocat, dentiste, ministre, administrateur, et surtout, Doyen. Nicolas Charles Manigat fut la charnière de la lutte pour le renouveau national. Son intellect, enseignement, et dévouement viennent d’être rappelés. Personnage d’envergure hors-pair, nous ne pouvons que tenter d’imaginer, en quelques traits, l'image qui restera de lui dans notre mémoire.

Il mourut dans sa lutte de doter le Cap-Haitien d’un institut d’enseignement supérieur. Il a tenu tête à des demandes multiples, se battant corps, cœur et âme, et après une bataille longue de neuf décennies, le corps a cédé. 

Dans les années 30s, le Doyen fréquenta l'école des Frères de l'Instruction chrétienne, puis le Lycée National Philippe Guerrier. Sa jeunesse fut marquée par les moments forts de l’occupation américaine, suivie de la Deuxième Guerre mondiale. De ce fait, il fut traversé par les idéaux des grands courants tels que la négritude qui cristallisèrent ses élans révolutionnaires et nationalistes. Courageux, Doyen Manigat s’est battu contre les déviances du pouvoir politique haïtien au fil des années. 

Saisi de corps, Charlie connut le triste sort d’être ligoté, suspendu à l’inverse, malmené, et torpillé par les tontons macoutes, mais s’accrocha fermement à sa conviction que la barbarie politique peut s’imposer qu’éphémèrement par la force, et la raison ne doit jamais céder à l’humiliation, aux sévices, et à la force brute. Des séquelles qu’il en a souffertes, héroïquement, jusqu’à sa mort. L’exil fut inéluctable. Il regagna le Canada où il s’engagea dans l’enseignement des langues telles que le français et le latin. 

Entretemps en Haïti, le déclin institutionnel, politique, et économique s’intensifiait. Le combat pour la justice, le progrès socio-économique, et notamment, contre l’État féodal l’habita désormais. Après la chute des Duvalier, une troupe des expatriés regagna le pays avec la même ferveur de faire sauter les verrous de l’État archaïque dont la gestion entraînait inexorablement la paupérisation des masses. Dr. Manfred et M. Claude Moise sont des rares survivants de cette cohorte. Jérémie Rouchon, Luc Colas, Jacques Saint-Surin, Cary Hector, Rony Bony et le Doyen sont tous partis pour l’au-delà. La stratégie consistait à conduire une résistance révolutionnaire par l’éducation. Désormais le Cap dispose d’une batterie d’universitaires standards qui travaillent à relever le niveau académique de la région et revigorer la société civile capoise d’où émergea, à travers la dialectique, une lutte crédible contre les atrocités politiques qui marquèrent la vie nationale au début des années 2000.

Charlie brigua sans succès le Sénat au début des années 90s, période marquée par de grandes tendances démocratiques et de sentiments renouvelés du progrès social. Il continua la lutte pour la sensibilisation et la conscience démocratique dans l’enseignement. Les forces traditionnelles opposèrent une résistance brutale au sein de la faculté de Droit de l’Université d’État d’Haïti, entité qu’il tenta de révolutionner. Les angoisses, conflits d’intérêts, pratiques de corruption, hésitations et la peur de l’incognito, transformés en protestations dures, le poussèrent à abandonner ce projet – et d’où la genèse de l’INUJED. Là, l’ensemencement allait produire, grâce à ses efforts quotidiens, souvent au détriment du bien-être familial, un ensemble d’hommes de loi qui, aujourd’hui, foisonnent dans les cabinets, cours et tribunaux. Son enseignement et son combat pour l’intégrité devraient avoir un impact positif et immédiat sur la société dans l’hypothèse où les produits combattent pour la justice, l’état de droit, la défense de la veuve et de l’orphelin.  

Nous pleurons le départ d’un homme de haute stature tant dans la force de son caractère que celle de sa pensée, son franc-parler, son amitié franche et authentique, sa loyauté certaine, et ses conseils sûrs, forts et éclairés. Ce départ plonge dans le deuil sa famille, ses amis, et la communauté estudiantine élargie. Pourtant, stoïque, il ferait objection à ces larmes. On doit s’armer du courage ! 

C’est à sa propre perte, celui qui a eu la chance de côtoyer le Doyen ou de bénéficier de son enseignement, et n’a pas su en profiter. Source inépuisable d’inspirations, il est tout naturel pour ses élèves, devenus disciples, d’exprimer leur émerveillement et leur gratitude au Doyen.  

En la personne de Charles Manigat, le Cap a perdu un fils exceptionnel et dévoué, sa famille et ses proches un patriarche, et ses élèves un guide, une source intarissable de connaissances, des moments forts de la pensée universelle. Les guerres puniques, les guerres romano-carthaginoises, les vêtues grecques et romaines ; le courant libéral, marxiste et keynésien ; les classiques tels que Schumpeter, Hayek, Althusser, Sir Lewis, Max Weber, Hume ; les néoclassiques : Adams Smith, Walras, Ricardo ; le rôle de l’État ; la quête de la justice au niveau de l’évolution de la pensée ; le contexte, les forces en présence, les implications pour l’homme à travers les âges, sont parmi les grands axes de son enseignement. 

De culture classique, son savoir couvrait, précisément, le parcours de l’humanité en termes d’histoire des idées politiques et économiques. En lui, on avait l’humanité à portée de la main. Notre bibliothèque est partie. Sa curiosité porta sur différents errements de l’homme au fil des ans. Qui d’entre nous n’a pas été ébloui lors d’un voyage dans l’antiquité et de revisiter les guerres puniques, la mythologie grecque, ou de lire les notes érudites sur Machiavel, Karl Marx, Hobbs, Locke, Montesquieu, Rousseau ? Exultés, ses étudiants, avaient examiné tous les textes fondateurs assortis de ses notes magistrales produites avec netteté, précision, et passion. Ces cours étaient conçus de manière à forcer l’élève à dégager une conscience sociale – une vision de l’Homme.

Un jour, observant des travailleurs de la voirie, il s’exclama : « Quelle est notre philosophie de l’homme au point de demander à un être humain, non-équipé, de descendre dans les égouts pour évacuer les eaux usées ? » Sa clinique dentaire, tout comme celle du Dr Volmar, a été un vrai projet communautaire – un espace de réflexion.

Dans sa tête se trouvait un schéma de l’évolution de l’humanité. Cette schématisation savait se manifester, avec une aisance particulière, au travers de l’histoire des idées politiques et économiques, la pensée du droit, la philosophie, et les sciences du développement. Il imposa une lecture variée, engagée, équilibrée, intensive, rigoureuse, et surtout constructive. Jamais, il ne fut perturbé des plaintes des élèvent de ses exigences académiques. Nombreux furent ceux qui comprirent et visèrent l’excellence. Et une invitation du Doyen pour enseigner ou accorder un séminaire à l’INUJED constituait un réel sceau d’approbation intellectuelle.

Ce fut un grand Doyen et encore plus, un Capois fier ! En réalité, en silence, il a lancé un défi aux générations montantes. Peu d’hommes auront une marque indélébile sur cette ville et sa progéniture. L'on sait avec quel dévouement il poursuivit l'achèvement des travaux de construction de l’INUJED. Il étendit le curriculum et élargit les disciplines. Sa plus grande passion : la formation de citoyens capables et honnêtes, où sa réelle humanité s'exprimait avec autant de force que d'efficacité. Pour ses plans d'expansion, aucun effort n’est ménagé. 

Pour lui le grand vide dans le droit haïtien fut l’absence de la philosophie du droit et la carence de compétences en droit public. Il associa alors le droit et le développement communautaire, le renforcement des régions et des municipalités. 

En tête-à-tête, il traita tout le monde avec respect et haussa ses épaules face à l’absurdité. À l’affût de nouvelles théories, il déclina les idées reçues, revisita les anciennes conclusions, et les plaça en fonction des forces en présence et leurs implications pour l’homme. Par la force de la pensée, la modestie, la démarche cartésienne, il façonna le paysage académique et marqua la société de son empreinte. Ils sont nombreux ceux qui ont eu la chance d’aborder les sujets les plus variés avec cette éminente personnalité, et qui ont su trouver en lui un guide, un ami et un père. Soucieux autant de nos besoins intellectuels, que de notre réussite globale, il enseigna la modestie aussi bien par la force de sa vie exemplaire que les valeurs qu’il cherchait à inculquer. Aux étudiants exhibant des difficultés de langage, il les confia à Eva, sa femme, compagnon de lutte, qui en novembre dernier nous a quittés.

Après le bref départ d’Eva, nous étions, à tort, rassurés, par son stoïcisme et sa continuelle activité pour la construction d’un bâtiment pour l’INUJED. Ce soldat ne baissa jamais l’étendard jusqu’à ce que la mort le lui arrachât. Durant sa brève visite à l’hôpital, le vieux lion ne se soucia que de l’INUJED. Lorsque les signes de fatigue se présentèrent, il travailla davantage pour en sortir victorieux. 

Apôtre de la justice sociale et de l’équité, il défendit les idéaux qui lui parurent justes et féconds. Nous faisions confiance à son jugement, et étions rassurés par ses verdicts sur n’importe quel sujet. Il apaisait les angoisses et enseignait la prudence et la modération. Quand en 2001, le président haïtien convoqua ses ennemis du Cap-Haitien au palais national, il redouta l’étiquette « ennemi du pouvoir » : les appels rencontrèrent le silence. Lors de la réunion au palais avec les prétendus ennemis du pouvoir, un groupe de bandits venus du Cap se cacha derrière les rideaux. Coïncidence ou non, dans les jours qui suivirent le coup d’État raté de juillet 2001, les maisons de tous les participants à cette fameuse réunion au palais furent incendiées. Un fait reste certain, il était évident pour tous, que le Doyen a fait preuve de sa grande sagesse coutumière en déclinant l’invitation. 

Lutteur, travailleur inlassable, les besoins du changement l’emportèrent sur la nécessité du repos. Le combattant contre l’impossible, à l’assaut du changement par l’éducation, est maintenant au repos ! Ô Doyen, véritable souffle d'épopée, tes œuvres, à elles seules, ont leur éloquence. Tu as ensemencé. Inlassable, aujourd’hui, tu as réclamé ton repos. 

A son fils Ti Charles, son petit frère Claude, et à sa famille, à ses amis, nous apportons les sincères sympathies de tous ses élèves, anciens et nouveaux, amis proches pour qui il restera un exemple de probité intellectuelle, de courage, d'activité et de dévouement : son image et son enseignement de valeurs intellectuelles et humaines ne s'effaceront point. Adieu, Charlie ! Repose en Paix !

Isaac Marcelin

Aucun commentaire: