Décrire, pas prescrire: un coup d'œil sur le système verbal du créole haïtien
(Première partie)
Par Hugues St. Fort
Il est d'usage de considérer la linguistique comme une pratique, descriptive, scientifique, opposée à la grammaire traditionnelle qui reflète une attitude prescriptive, normative vis-à-vis de la langue. Les linguistes observent le comportement linguistique des locuteurs, en font une description aussi rigoureuse que possible et la proposent à leurs pairs et à la communauté. Dans une deuxième phase, à partir de leurs observations et de leurs descriptions, ils proposent des explications et tachent de construire des hypothèses qui déboucheront sur des lois déterminant le fonctionnement de ces langues. A l'opposé, les grammairiens traditionnels occidentaux se réfugiant derrière l'autorité et le prestige du latin considéré comme le modèle à suivre pour la plupart des langues occidentales, se prononcent en faveur de constructions validées par de « bons auteurs », énoncent des règles, proposent ce qu'il faut dire et ce qu'il ne faut pas dire.
Dans les pages qui suivent, je présenterai une introduction au système verbal du kreyòl tel que le locuteur natif l'utilise dans ses communications de tous les jours. Je tacherai de faire cela dans un langage dépourvu dans la mesure du possible d'un certain vocabulaire technique puisque mon texte se veut avant tout un texte de vulgarisation. Mon objectif est de révéler aux locuteurs haïtiens non-initiés à la linguistique que le kreyòl est une langue comme toutes les autres, ne souffrant d'aucune infériorité.
A cause de l'absence de morphologie inflexionnelle en kreyòl, le verbe kreyòl se distingue par son invariabilité et se trouve au centre d'un système verbal profondément original. Ce système diffère complètement du système de la langue française qui fonctionne pourtant comme le superstrat du kreyòl. Un mot acquiert un statut verbal par la présence de marqueurs verbaux spéciaux qui lui sont préposés. Ces marqueurs verbaux proviennent des temps simples ou composés du français ou de structures périphrastiques anciennes du français (te, ap, ava, …) cf. DeGraff, 2000, Hall 1979,). Ces marqueurs verbaux se combinent entre eux pour mettre en place un système verbal kreyòl connu dans la littérature créolistique sous le nom de système TMA dont le linguiste haïtien Michel DeGraff dit qu'il est l'un des plus subtils et des plus complexes de la grammaire du kreyòl. (The TMA system of HA is one of the most subtle and intricate aspects of the grammar) DeGraff 2007, 102.
TMA représente TEMPS MODE ASPECT. Le temps situe le procès par rapport à un repère temporel. Il le place en un point fixe soit dans le passé, soit dans l'avenir. Les repères temporels dans une langue comme le français par exemple sont hier, demain qui disent quand le procès ou l'action s'est déroulé ou se déroulera. Les modes « aident à la traduction de l'état d'esprit du locuteur au moment où il considère l'action exprimée par le verbe ». L'aspect s'oppose au temps au sens où il ne se réfère pas à la division en époques. L'aspect « désigne le déroulement de l'action quelle que soit l'époque dans laquelle le procès a eu lieu ».
Selon les linguistes Arrivé, Gadet et Galmiche (1986, 77), en français, les indications de temps et d'aspect sont données de façon syncrétique par les mêmes formes, ce qui a pour effet de faire naitre certaines ambigüités. En kreyòl, c'est beaucoup plus compliqué. Il y a en kreyòl trois marqueurs verbaux de base. Ce sont : te, ap, et a/va/ava. Ils précèdent toujours le lexème verbal qu'ils modifient et se combinent entre eux pour enrichir le système en ajoutant des sens toujours plus compliqués.
Te est un marqueur de temps. Il indique l'antériorité.
Jak te renmen Mari men li te pè di l sa. Jacques aimait Marie mais il avait peur de le lui dire.
Ap est le marqueur verbal spécialisé dans l'indication de l'aspect progressif mais dans certains contextes, il peut aussi exprimer le futur.
M ap repare òdinatè mwen an Je répare mon ordinateur
A/va/ava sont des marqueurs modaux qui expriment un futur indéfini ou des situations hypothétiques.
N a wè On se verra
Ces marqueurs verbaux de base peuvent se combiner pour enrichir le système verbal.
L'antérieur te peut se combiner avec le futur indéfini a pour indiquer le conditionnel.
Mwen ta renmen achte yon lòt òdinatè J'aimerais acheter un autre ordinateur.
Ce même antérieur te peut également se combiner avec le marqueur progressif ap pour signifier un passé progressif ou un futur dans le passé (DeGraff 2007, 105) ou un imperfectif.
Yo t ap lapriyè Ils étaient en train de prier
Si li te pi piti, yo t ap fè l antre san peye S'il était plus petit, on aurait pu le laisser passer sans qu'il ait à payer.
Nou t ap gade yon fim franse lè lapli a kòmanse tonbe On était en train de regarder un film français quand la pluie s'est mise à tomber.
DeGraff (2007, 108) présente des combinaisons du type : futur indéfini suivi du marqueur progressif ainsi que du marqueur d'antériorité suivi du futur indéfini et du marqueur progressif.
Eske ou kwè y av ap dòmi lè n a rive ? Croyez-vous qu'ils seront en train de dormir quand nous arriverons ? [ma traduction]
Eske ou kwè li t av ap danse pandan manman l ap chache l toupatou ? Croyez-vous qu'il/elle serait en train de danser alors que sa mère le/la cherche partout ? [ma traduction].
Ce qui rend la description aspectuelle un peu difficile à maitriser, ce sont les différences de termes généralement utilisés par les linguistes. Voici un petit condensé de termes de TMA qui peuvent servir à comprendre les valeurs aspectuelles dominantes en kreyòl. Le linguiste Arthur Spears (1997, 86) en a présenté un résumé des principaux termes de TMA applicables au kreyòl.
· Le perfectif renvoie à une situation qui est complètement achevée. On le distingue de l'imperfectif qui signale la durée d'une situation sans préciser si elle est achevée.
· Le continu renvoie à une situation « en progrès au moment d'un événement, mais ne caractérisant pas une durée significative de temps » (Spears 1997, 86). On le distingue de l'aspect discontinu où le procès se répète.
· Une grande division aspectuelle concerne l'aspect accompli par opposition à l'aspect inaccompli. Cependant, ces deux distinctions ne doivent pas se confondre avec celle du perfectif et de l'imperfectif.
· Le progressif renvoie à l'aspect continu dans le cas des prédicats non-statifs (Spears). Il évoque une notion de degré, d'accroissement de l'action. Il s'oppose à l'aspect linéaire.
Ce qui est remarquable chez les locuteurs du kreyòl, c'est qu'ils aient réussi à construire à partir de différentes sources (le superstrat : formes dialectales ou archaïques ou populaires du français et le substrat : formes de langues appartenant à la famille linguistique du Niger-Congo, principalement le fongbe) et durant un temps relativement court, entre le 17ème et le 18ème siècle, une langue possédant des structures aussi complexes. Nous continuerons la semaine prochaine la suite de cette série sur le système verbal du kreyòl.
Contacter Hugues St. Fort à : Hugo274@aol.com
Références citées :
Arrivé, Gadet et Galmiche (1986). La grammaire d'aujourd'hui. Guide alphabétique de linguistique française. Paris, Flammarion.
DeGraff, Michel (2000). A propos de la syntaxe des pronoms objets en créole haïtien : Points de vue croisés de la morphologie et de la diachronie. In Langages, juin 2000, # 138. Numéro spécial sur la Syntaxe des langues créoles, édité par Daniel Véronique, pages 89-113.
______________
(2007). Kreyòl Ayisyen, or Haitian Creole ('Creole French'). Comparative Creole Syntax, edited by John Holm & Peter L. Patrick. Westminster Creole Series 7, pgs. 101-126. London: Battlebridge Publications.
Hall, Robert (1979). Haitian Creole: Grammar, Texts, Vocabulary. With the collaboration of Suzanne Comhaire-Sylvain, H. Ormonde McConnell, Alfred Métraux. Millwood, NY, Kraus Reprint Co.
Spears, Arthur (1997). Vers un modèle des systèmes Temps Mode Aspect dans trois langues créoles : l'Haïtien, le Guadeloupéen et le Martiniquais. In Etudes créoles, vol. XX, # 2.